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le respect dont elle est entourée se traduisît par des signes extérieurs, et, pardonnez ma fantaisie, je rêve de la voir comme une nouvelle Hypatie circulant à travers la ville en voiture superbe avec un cawas éclatant… Mais aucun de mes impossibles désirs ne vaut ce que j’ai vu : ces milliers de figures enfantines, garçons et filles de toutes les races d’Orient, qui parlent français et admirent la France.


Chaque soir, rentré sur mon bateau, j’avais beaucoup de mal à m’endormir. J’étais agité par tous ces plaisirs et plus encore par l’inquiétude de laisser s’évanouir et m’échapper tant de belles images. Et puis les moustiques, le bruit infernal du port ! La dernière nuit, je fis un rêve.

J’étais dans le parloir de Ramleh. Les deux frères Ratisbonne se détachèrent de leur cadre et me prirent par la main, avec sympathie, à titre de juifs Alsaciens rencontrant un Lorrain. Toute la pièce descendit, comme la cage d’un ascenseur ; et nous nous trouvâmes dans la chaufferie d’un grand navire qui voguait le long des côtes d’Asie. À côté d’eux, pour les assister, il y avait tous ces prêtres catholiques, de naissance juive, qui dans ma jeunesse jouaient un si grand rôle en Lorraine, et parmi eux, au premier rang, le Père Hernscheim, dominicain qui sortait de l’École normale, et fut un des premiers à aimer Pascal et à vivre dans son intimité comme nous faisons aujourd’hui. Tous ces judéo-chrétiens me montraient une grande confiance, parce qu’ils connaissaient l’attrait que m’inspirent les profondes richesses spirituelles qu’il y eut dans Strasbourg (de Saint-Martin, le philosophe inconnu, à Jacques Matter, l’historien du gnosticisme), richesses mal connues et dont leur judaïsme mystique est un des signes notables. Mais j’étais inquiet et je le leur dis : « Je vous vois naviguer, ici, comme des médiateurs entre l’Occident et l’Orient ; cependant je crains, un peu, que vous n’ayez en vue que de convertir les juifs. Moi, je n’aborde pas l’Asie avec des curiosités limitées ; je suis attiré par toutes les âmes de ces vieux pays. »

Les deux Ratisbonne, Théodore et Marie-Alphonse, haussèrent les épaules et me dirent : « L’Égypte, la Syrie, la Cilicie, toute l’Asie sont pleines de nos parents. Après deux mille ans, ce sont eux qui nous troublaient si fort, quand nous étions enfants dans les brouillards de Strasbourg. Nous sommes, comme vous le