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son plein. Le premier jour, ils tuèrent dans les rues et dans les tramways, le second et le troisième jour dans les maisons. Douze mille Arméniens périrent. Trois mille cinq cents, se borne à dire l’enquête officielle. Ce fut pour les dames françaises de Constantinople une révélation du Turc sanglant, un regard profond sur les dangers perpétuels qui justifient en Orient la peur constante des minorités.

— Ah ! vous n’allez pas dans un pays morne. Vous serez accueilli avec reconnaissance par les chrétiens, avec une bonne grâce incomparable par le fonctionnaire turc ; seulement comprenez-le : vous allez dans un pays toujours menaçant d’orage. On fait de bons Turcs, voire de très bons Turcs, avec de l’énergie, mais jamais avec ce qui ressemble à de la peur. Ils sont accessibles à une impression plus que quiconque. Il faut leur donner l’impression que nous voulons que les nations auxiliaires, dont ils ne peuvent d’ailleurs se passer, soient garanties dans leurs habitats sur une terre qu’elles occupaient avant le Turc lui-même. Le bon Turc, c’est celui qui a subi cette impression. Mais ces races de l’Islam livrées à elles-mêmes et à leur tout-puissant caprice, elles détruisent.

Ainsi me parlaient mes compagnons, mêlant leur expérience à mes rêves, qu’il faudra, ceux-ci comme celle-là, que je révise. J’écoute ces idées avant-courrières, sans les faire miennes, un peu comme notre bateau accueille ces oiseaux à demi morts de fatigue qui se viennent poser sur ses mats et sur ses vergues.


Grandes journées, à la fois gênées et charmées par la mer. Pendant des heures, j’arpente le pont du bateau qui court dans la brume. L’humidité poisseuse du pont, les senteurs huileuses et la trépidation des couloirs ne m’enchantent guère, mais je les défie bien de réduire l’exaltation où me jette le désir de cette Asie dont j’ai toute ma vie appelé ardemment les couleurs, les vibrations, le lyrisme et le profond mystère. J’examine mes rêves, je fais le dénombrement de mes vœux, je dresse leur itinéraire. Ah ! que ne m’échappe aucune des religions innombrables que la chaleur des races fait mûrir sous le ciel de Syrie, trop heureux si mon destin m’accorde d’être utile à nos missions