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LE TOURMENT DU PASSÉ
FRAGMENTS D’UN JOURNAL INTIME

Le sentiment qui nous ramène vers le passé historique n’est, à première vue, rien autre chose que la curiosité, curiosité réfléchie et très noble chez le savant qui aspire à déterminer les lois de la vie sociale et les conditions du progrès, curiosité instinctive chez la plupart d’entre nous, inquiète envie de rencontrer dans l’histoire des générations antérieures d’autres mœurs et d’autres idées que les nôtres. La tentation devient faible d’être « ce monsieur qui passe ; » nous le soupçonnons de n’être pas très différent de nous. Être « celui qui a passé, » celui qui vivait il y a deux cents ou deux mille ans, cela tente davantage, quoique là encore peut-être nous soyons dupes d’une illusion. Peut-être l’homme a-t-il toujours été le même à peu de chose près. Imaginez Renan assis aux soupers d’Auteuil avec Racine, Molière, Boileau et La Fontaine : auraient-ils eu tant de peine à causer ensemble et à se comprendre ? Il leur eût paru un disciple de Gassendi plus téméraire que son maître ; mais étaient-ils moins intelligents et moins raffinés que lui ?

J’avoue toutefois qu’il est impossible de s’imaginer un Saint-Simon qui vivrait de nos jours.

Analysez plus profondément la curiosité historique, et vous y trouverez le sentiment de notre brièveté, le désir d’arracher à la mort sa proie, de rendre la vie aux morts et de revivre leur vie, de nous faire les contemporains de ceux qui ont vécu avant nous. La passion de l’histoire est une forme de la résistance à la mort. Elle est la passion du vrai, soit ; elle est surtout l’irrésistible besoin d’accroître notre être, de posséder de