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Stinnes est le maître de l’Allemagne ; plus que jamais l’avenir du Reich est subordonné aux intérêts et à l’orgueil d’un potentat : « Tout homme a deux consciences, disait un jour Walther Rathenau, la conscience de son cerveau et la conscience de son cœur. Dans son cœur, Stinnes est certainement un bon Allemand, un ardent patriote ; dans son cerveau, c’est un grand homme d’affaires [1]. » Le cerveau de Stinnes a voulu et réalisé la crise actuelle. Qu’en espère-t-il ?

Il s’agit d’abord de sauver la fortune de l’Allemagne qu’avant 1914 le professeur Steinmann-Bucher évaluait à 350 milliards de marks, afin de pouvoir reprendre l’œuvre interrompue par la guerre et la défaite. En même temps, il faut gagner la bataille d’opinion : tout en conduisant l’État allemand à une faillite nécessaire et, pour les Stinnes, bienfaisante, on en rejettera la responsabilité sur les exigences de la France, sur sa volonté d’écraser les vaincus, et, par là, on dissociera les Alliés. Les moyens d’action sont simples : d’abord échapper aux réparations, refuser d’exécuter le Traité sous prétexte que l’Allemagne est épuisée ; en même temps précipiter l’inflation fiduciaire, en multipliant les travaux productifs pour l’avenir, annuler la dette intérieure par la baisse du mark et aboutir à une faillite d’où l’Allemagne sortirait allégée et délivrée des conséquences de sa défaite. On mènera une campagne intense pour démontrer que l’Allemagne n’est pas responsable de la guerre et n’est donc pas tenue d’en réparer les dommages. Nous entrons dans la crise décisive ; la circulation fiduciaire ne tardera guère à atteindre un trillion et demi de marks-papier ; la valeur du mark sera alors si minime que l’encaisse-or de la Banque d’Empire suffira à racheter cet énorme amas de papiers inutiles. La faillite sera un escamotage : on escamotera la fortune de l’Allemagne comme on escamote la démocratie et le Reichstag. La résistance passive décidée par Stinnes et ses pareils et ordonnée par un Gouvernement asservi à la grande industrie doit précipiter la crise et permettre d’en attribuer la responsabilité à l’intervention francobelge.

Mais, leur audace s’accroissant avec une trop longue impunité, Stinnes et ses alliés se préparent à risquer une plus grosse et plus dangereuse partie : le mot d’ordre, depuis le 11 janvier, est de déclarer que l’entrée des troupes françaises et belges dans la Ruhr annule et déchire le Traité de Versailles, et de cesser toute exécution du Traité,

  1. Hugo Stinnes, par M. Brinckmeyer, traduit par V. Marcano. Préface de M. Georges Blondel, page V. (Plon, 1 vol.in-16.)