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d’un combattant, d’un vainqueur qui s’apprête à demander sans gêne ou timidité ce qu’on a fait de sa victoire.

État civil est un livre pathétique et charmant. L’auteur y cherche sa pensée originelle ; et il faut qu’il la cherche dans ce désastre ou ces décombres que sont, en souvenir, nos premiers ans. Cette clairière où se trouve installé un petit enfant, de grands espaces ténébreux l’entourent : on ne sait pas au juste où se termine la clarté ; on ne sait pas non plus démêler ce qui est la part de l’oubli, ce qui était la part d’une étourderie que l’on appelle aussi inconscience.

La plus ancienne vision n’est-elle pas d’un jardin qui descendait en escalier sous des arbres, et qui semblait tout plein de périls ? « Mais voici l’ombre favorable du vieux jardinier appuyé sur un râteau... » Et l’ombre de l’enfant s’approche de l’ombre du bonhomme : une ombre parle à une ombre... L’escalier est taillé dans la terre. Chacune des marches, bordée d’un rondin de bois, est large et forme une petite terrasse. Ces rondins, au bord des marches, ne devaient pas être en bois, non, mais en ciment : le contact en était dur et froid... Ce qui nous reste, en fait de souvenir, c’est le hasard qui l’a choisi : et le hasard ne choisit pas le plus précieux, ni le plus important... Il faut passer bien des années, pour arriver à un âge où l’on voie des éléments de réalité se ranger selon l’ordre de l’intelligence et de la vérité que l’intelligence possède.

Un jour, le petit enfant que voilà sut lire et, dans l’univers plus étendu, immense trésor où puisent la curiosité, l’admiration, la tendresse, élire ses héros. Le principal fut Napoléon : « En le voyant au pont d’Arcole, invulnérable, brandissant un drapeau déchiqueté comme la chair des hommes autour de lui, j’apprenais ce mépris, cette monstrueuse ignorance du danger, qui est si forte plus tard contre les plus convaincantes réalités... » Napoléon galope à travers les Alpes ; il déchaîne des ouragans de cuirassiers. Les régiments le remercient de vouloir qu’ils meurent pour lui. A Ratisbonne, il écrase une balle et montre qu’il est intangible. Et puis le monde s’attroupe contre lui : la neige, les cosaques, les Anglais organisent les embûches où il succombera... « Combien de fois ai-je sangloté sur la sombre lithographie de Raffet, sur le dernier carré de la Garde ! Dans les larmes, mon enfance se trempait pour Verdun... « Le petit enfant ne sait pas qui était Napoléon ; il se figure que Napoléon avait épousé la France. Du reste, il a connu Napoléon avant la France. Et vous lui auriez demandé : « Qu’est-ce que le monde ? » Il vous aurait répondu : « C’est un champ de bataille où, à vingt ans, à la tête de mes marsouins,