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Il est temps de ne plus l’être, car chaque année vous ôte une excuse. Si vous saviez combien vous lui prêtez des armes, à cette troupe oisive et jalouse ?... Mais, adieu, l’on attend ma lettre, et comme je ne sais plus l’heure à laquelle je me lève, je n’ose rien remettre au lendemain.

Ivan se porte bien ; il me disait avant-hier qu’il était probable qu’un homme comme vous ne pensait pas qu’il fût au monde ; il a été stupéfait de ce que vous ayez parlé de lui.


Le procès du Médecin de campagne, qui traîne depuis deux mois, a excédé Balzac et bouleversé tous ses projets [1]. A la fin d’août, il saisit un moment de loisir pour écrire longuement à Mme Carraud : « Il y a longtemps que je ne vous ai écrit, à vous qui me donnez une si pure et si belle amitié, moi qui voudrais vous la rendre au centuple ! Mais vous m’excuserez, n’est-ce pas ? J’ai tant souffert ! Des souffrances qui se racontent de cœur à cœur ; mais il est impossible de les écrire. Vous dire ce qu’est un procès qui dure depuis deux mois, je ne le tenterai pas. J’aurai le chagrin de ne pas vous envoyer le Médecin de campagne. Je n’en veux pas accepter un exemplaire de mon infâme libraire Mame, et le jugement arbitral ne m’en accorde pas un seul. Vous qui avez une âme à sentir ce grand, cet immense ouvrage imparfait encore, mais qui a dévoré cent cinquante nuits et sept mois de travaux, vous vous demanderez par quelle fatalité j’ai reçu des outrages à chaque pas, par quelle raison on me dépouille de mes droits d’auteur, quand je n’ai pas de traité avec le libraire ! Mais je laisse cela. L’ouvrage paraît dans dix jours. Je serai forcé de faire une deuxième édition avant celle à vingt sous. Si j’avais complètement perdu mon procès, je quittais la littérature et la France, et j’allais prendre du service en Russie, comme Pozzo di Borgo. »

Balzac est au comble de l’abattement et pourtant, plus que jamais, il a besoin de tout son courage pour continuer sa tâche surhumaine et faire honneur à ses engagements.


MARCEL BOUTERON.

  1. Revue des Documents historiques, 1879, p. 60.