Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/640

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’amitié et ne lui manque jamais ? C’est bien l’homme que je vous avais dépeint ; il sait vous aimer, lui ; comme moi, il écarte votre fascinant esprit et s’attaque à mieux encore ; aussi lui et moi vous entourerions encore de nos tendresses, quand bien même une congestion cérébrale viendrait à vous annuler. C’est plus qu’à la vie et à la mort ; il y a une espèce de douceur amère à pleurer qui l’on a aimé, et de l’héroïsme mondain. à en parler souvent, mais l’aimer à l’état de brute ! Je conçois Mlle de Villenoix [1]. Je vous avais dit que Borget n’était pas susceptible d’enthousiasme : c’est qu’il ne vous connaissait pas encore bien ; aujourd’hui, il est éloquent en parlant de vous, et vous l’avez initié à cette sublime impression, celle qui nous rapproche le plus de la nature divine. Il se passionne plus pour vous que pour son art. Il m’a parlé du Médecin de campagne de façon à ne me laisser rien à y découvrir. Mais qu’importe, si mes impressions s’élèvent à la hauteur des siennes ? Oh ! oui, c’est quelque chose que de se savoir aimé, surtout quand, près de soi, tout est aridité ! aussi, depuis mon séjour ici, j’ai bien plus la conscience de l’attachement réciproque qui règne dans mon ménage et j’en suis plus heureuse. Vous n’aurez les choses pour le service qu’un peu plus tard, avec quelques tasses. Il est en route, je crois ; on m’assure qu’il est charmant ; puisse-t-il réaliser l’idée que vous vous en faites ! car, bien cher, votre organisation vous rend toute chose désirée par vous, insipide ; elle est si riche, si habile, votre imagination, que la réalité ne peut jamais atteindre à l’une de ses créations. Aussi, je sens tout ce qu’il y a de touchante obligeance à trouver mon tapis digne de vous. Je travaillais pour vous, voilà mon mérite réel. Mon Dieu, pourquoi donc ce genre de vie destructif ? On n’a pas toujours trente ans, Honoré ! Tenez, moi aussi, j’ai bien prodigué ma santé, sans avoir pour excuse des résultats comme ceux qui légitiment vos veilles ; j’en étais arrivée à nier presque la douleur, alors que j’en étais le plus fortement travaillée ; maintenant, je paye cette prodigalité, et comme je ne suis plus seule au monde, que ma vie est un capital à intérêts composés et ne devrait s’éteindre qu’après avoir été doublée, je suis désolée de voir diminuer mes forces. Vous ne serez pas toujours seul ; un jour viendra où vous serez cause à votre tour. Ne vous usez donc pas avant le temps.

  1. Dans Louis Lambert.