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comme un puissant élément de bonheur réel ; vous avez tellement infléchi votre naturel si simple, que je conçois que, sans puissance sociale, vous ne sauriez plus être heureux, et vous travaillez tellement votre esprit chaque jour, que vous avez fini par croire que l’argent, et beaucoup d’argent, vous était nécessaire pour parvenir à ce but. C’est bien modeste à vous, cher ; vous qui, pour ainsi dire, avez nativement cette supériorité sociale ! Et comme il faut être heureux à sa manière, je vous désire donc de l’or à remuer à la pelle, tout en me désolant de ne pouvoir contribuer en rien à cet immense bien-être, et de ne pouvoir vous en sauver les abrutissants embarras, quand vous l’aurez atteint. Ne vous inquiétez donc pas de l’arrivée en Angoumois de Lambert perfectionné. Le vif désir que j’ai de le lire ne vaut pas pourtant les distractions que ces soins vous donnent.

Ne suis-je pas de ceux qui, comme vous, admettent qu’un fait est accompli par la pensée avant son exécution matérielle ? Et ne sais-je pas que vous avez pensé à moi en parfaisant Louis Lambert, que vous jouissiez de l’orgueil que j’aurais en le lisant ? Laissez donc vos ouvriers en paix, faire le digne étui de Lambert, et travaillez tranquillement. Je vous eusse écrit depuis quelques jours, si un malaise indéfinissable ne s’était emparé de moi. Je ne vis qu’au soleil ; là, je reprends comme une plante de serre ; mais, une fois rentrée, je retombe dans mon incapacité. Ce qui me reste d’énergie est employé au profit d’Ivan ; c’est un devoir devant lequel tout pâlit, et j’en souffre en me privant de la fréquence de mes relations avec mes amis, qui tous, hélas ! sont externes. J’espère que tout cela ne durera pas et que j’aurai de quoi vous recevoir joyeusement. Puis, si c’est à Frapesle, je m’y porte toujours bien. Lambert est une œuvre immense et indéfinie ; à chaque période de votre vie, vous sentirez le besoin d’y retravailler ; car, ne croyez pas qu’on perde tout en vieillissant ; pendant trente ans encore, vous aurez à y ajouter et à y retrancher [1]. Forçat, vous le serez toujours, voire vie décuple se consumera à désirer, et votre sort est de tantaliser pendant toute sa durée. Le miracle est que le cœur reste pur et que l’âme ne descende point. Mais être forçat de la pensée, l’être de soi-même, c’est mieux encore que de l’être, ou de la mode, ou du pouvoir. N’est-ce pas qu’Auguste comprend

  1. De 1832 à 1850 on compte sept remaniements de Louis Lambert.