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émue répondait à Balzac [1] : « L’ensemble de votre lettre m’a affectée ; pauvre Honoré, vous n’êtes pas heureux. Il en sera toujours ainsi, tant que vous serez garçon, car, bien cher, quelle femme comptera jamais assez sur elle pour espérer réaliser la plus imparfaite de vos images, qui sera la Femme de trente ans, ou cette ravissante héroïne du Rendez-vous, ou tant d’autres ! O Honoré, ne croyez pas qu’il faille des aspects toujours nouveaux à la vie ! les nuances sont ce qu’elle offre de plus délicieux. Comprenez donc tout ce qu’il y a dans cette sécurité que cette heure actuelle, si douce, sonnera le lendemain, puis encore après, puis toujours. Pour les âmes sèches, il y a là ennui, pour les âmes communes, bonheur matériel ; mais pour vous, il y aurait raffinement. Jugez-en : je n’ai pas besoin de vous dire que mon mari et moi ne sommes pas sympathiques en tout. Organisés contrairement, je puis dire, les mêmes objets sont éclairés différemment pour nous. Eh bien ! ce bonheur dont je vous parle, je le connais ; nous le sentons tous les deux au même degré, quoique d’une façon différente ; je ne le donnerais pas pour l’existence la plus remplie selon les idées reçues. Je n’ai pas un instant de vide. »


Cependant Balzac vient de faire paraître dans la Revue de Paris le début des Marana et Mme Carraud, enthousiasmée par cette lecture, lui écrit :


Le 21 janvier 1833.

Si vous n’avez pas imposé de dures conditions à la Revue de Paris, je vous proclame l’homme le plus bénignement tolérant. Cette pauvre Revue ! Savez-vous qu’elle est bien faible ? Je conçois à merveille qu’on ne veuille lire que les numéros où se trouvent quelques-uns de vos articles. Les autres sont, pour la plupart, sans sel, comme sans couleur d’ailleurs ; j’ai longtemps attendu à vous le dire, parce qu’il me fallait ma conviction intime à moi pour vous donner un éloge dont nous n’eussions à rougir ni l’un ni l’autre. Vous êtes le premier prosateur de l’époque, et pour moi le premier écrivain ; car je mets la belle et poétique prose, sans enflure, bien au-dessus des vers. Vous seul vous êtes semblable, et tout parait fade après vous. Que je vous sais gré surtout d’avoir dédaigné ces orgies de la pensée, où elle n’enfante que des horreurs ! Ne semble-t-il pas que nous en soyons à ne plus rien sentir, quand on voit les auteurs du temps nous servir de tels mets ? Ah ! c’est que, pour rendre les milles nuances qui colorent le cœur humain et se

  1. Vicomte de LovenjouI, Correspondance inédite de H. de Balzac {Revue bleue, 21 novembre 1903, d. 642).