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mélange d’idéalisme abstrait et de machiavélisme pratique, ayant beaucoup lu autrefois dans ses garnisons du Caucase, ayant beaucoup appris pendant son proconsulat de Kharkow, il ne voyait qu’un remède aux souffrances de la Russie : accorder sans retard au peuple russe toutes les libertés compatibles avec le maintien du pouvoir absolu, afin de transformer progressivement ce pouvoir en monarchie constitutionnelle.

Au fond, c’était là ce que réclamaient les sages du parti libéral quand, pour traduire leurs aspirations, ils parlaient « d’adapter les règles anciennes aux besoins nouveaux, » d’assurer « le développement légal des réformes antérieures, » de réaliser enfin « le couronnement de l’édifice. » Mais, par ces euphémismes obligatoires, les meneurs du parti entendaient beaucoup plus : ils signifiaient l’appel à la nation, l’établissement immédiat du système représentatif.

Le dictateur mesura vite l’énorme difficulté de sa tâche. Il avait tous les pouvoirs nécessaires pour écraser le nihilisme, restaurer l’ordre dans le pays, réformer au besoin quelques rouages trop défectueux du vieil Empire : il n’était pas le maître de toucher aux prérogatives souveraines et d’instituer en Russie le gouvernement de l’opinion publique. Une rénovation radicale du tsarisme ne pouvait émaner que de la volonté impériale. Or, si Alexandre II était fermement résolu à s’avancer très loin dans la voie des concessions libérales, il hésitait encore beaucoup à risquer l’aventure du régime constitutionnel.

Loris-Mélikow s’aperçut bientôt qu’il lui faudrait longtemps pour vaincre la répugnance de son maître. Alors, pour calmer les impatiences de l’opinion libérale, il l’amusa par des mesures de détail, par des réformes illusoires, qui lui attirèrent opportunément les critiques de la presse conservatrice. Après trois mois de pouvoir, l’esprit inventif du « sauveur » était à bout d’expédients, lorsqu’un événement survint qui lui découvrit tout à coup des perspectives inespérées.


MAURICE PALÉOLOGUE.