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et de vigueur, où se révélait son atavisme oriental. Quelques initiatives intelligentes dans l’ordre économique lui avaient attiré la faveur de la noblesse terrienne et de la caste marchande. Il avait même su capter, par des mots heureux ou des attentions discrètes, la sympathie des journalistes, des professeurs, des étudiants, ce qui ne l’avait pas empêché d’avoir la main extrêmement dure à l’égard des conspirateurs et des factieux. Aussi, après deux mois de ce régime, le « héros de Kars » s’était acquis une popularité qui dépassait de beaucoup la zone de son commandement.

A peine investi de sa mission dictatoriale, Loris-Mélikow fut servi par sa chance.

Comme il rentrait, vers deux heures de l’après-midi, à son hôtel de la Morskaïa, un passant tira sur lui trois coups de revolver : les trois balles s’égarèrent dans la fourrure de sa pelisse. D’un bond, Loris sauta sur le meurtrier, l’empoigna, le terrassa, puis le livra aux gendarmes qui accouraient.

Cet acte de courage et de sang-froid personnels ravit l’opinion publique. Elle s’exalta bien plus encore le surlendemain, quand, après un jugement très sommaire, l’assassin, Molodetsky, fut pendu en plein jour, sur l’esplanade Séménowsky, devant une foule immense. Depuis plus d’un demi-siècle, c’était la première fois qu’une exécution capitale avait pour théâtre une place publique de Saint-Pétersbourg ; toutes les pendaisons et fusillades s’opéraient mystérieusement, dans un bastion de la Forteresse, aux premières lueurs de l’aube et sans témoin. Des milliers et des milliers de personnes se pressèrent donc au passage du sinistre convoi. Le spectacle leur démontra éloquemment la nécessité d’opposer au fanatisme des nihilistes la toute-puissance d’un dictateur.

Assis sur le banc élevé d’une charrette noire, les bras liés derrière le dos à une barre transversale, portant sur la poitrine cette inscription : Gossoudarstvéïmyï Prestoupnyk , « Criminel d’État, » le condamné regardait avec une arrogante dérision tous ces gens qui venaient le voir mourir. Par instants même, il leur lançait des sarcasmes gouailleurs ou d’horribles menaces. Au pied de l’échafaud, pendant la lecture de son arrêt, il redoubla d’insolence, de goguenardise et d’intrépidité. Puis il repoussa, en ricanant, le prêtre qui lui approchait le crucifix de la bouche. Enfin, le bourreau lui jeta sur la tête un grand linceul blanc.