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son opinion, il exposa limpidement un programme politique, où les doctrines autoritaires et les principes libéraux se conciliaient en formules heureuses ; il conclut par une proposition pratique, à laquelle il subordonnait tout son système :

— Ce qui importe par-dessus tout, dit-il, c’est d’assurer dans l’Empire l’unité de commandement. Il faut pour cela que tous les pouvoirs soient concentrés dans les mains d’un homme, d’un seul homme, qui ait l’entière confiance de Votre Majesté. Se redressant tout à coup, les yeux brillants comme s’il sortait d’un mauvais rêve, le Tsar interrompit l’orateur :

— C’est toi qui seras cet homme !

Puis il leva la séance.

Le 27 février, un ukaze institua une « commission suprême pour la défense de l’ordre social » et confia la présidence à l’aide de camp général comte Loris-Mélikow. Le rôle assigné à la commission était vague et figuratif : les pouvoirs attribués à son président n’étaient pas moins explicites qu’étendus. Prérogative de commandement sur toutes les autorités administratives, droit de réquisition sur toutes les forces publiques, travail personnel avec l’Empereur sur toutes les affaires de l’Etat, — aucun tsar n’avait encore délégué à l’un de ses très humbles sujets une pareille puissance.

Par quels services le comte Loris-Mélikov avait-il mérité cette soudaine élévation à la dictature ?

D’origine arménienne, âgé de cinquante-cinq ans, il avait gagné tous ses grades, et non sans éclat, dans les troupes du Caucase.

Pendant la guerre de 1877, il commandait une des armées d’Asie et, le 18 novembre, il avait pris Kars, l’inexpugnable citadelle, rendant ainsi un peu de prestige aux armes russes qui, à cette époque, fléchissaient partout, des Balkans à l’Aghri-Dag. Une mission difficile, dont il s’était habilement acquitté ensuite durant une épidémie de peste sur la basse Volga, l’avait de nouveau signalé à l’opinion publique. Enfin, après l’attentat de Soloview, il avait été l’un des six gouverneurs généraux, l’un de ces grands proconsuls, que l’Empereur avait chargés d’appliquer « l’état de siège renforcé. » On lui avait attribué la région de Kharkow, qui était un repaire d’anarchistes et dont le gouverneur, prince Kropotkine, venait d’être assassiné. Il y avait réussi à merveille, par un mélange d’adresse