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venait de rentrer à Saint-Pétersbourg. Désespérant de guérir, obsédée par les attentats qui menaçaient continuellement son époux, elle avait quitté Cannes, malgré les supplications de ses médecins, pour s’épargner au moins l’horreur d’expirer loin des siens. Mais, ce jour-là, 17 février, une crise d’asphyxie l’avait plongée dans une torpeur léthargique. Elle n’entendit pas l’explosion : elle ne l’apprit que le lendemain.

A l’étage supérieur, les chambres de la princesse Dolgorouky avaient trépidé pareillement. Le drame lui apparut soudain, comme dans un éclair. D’un geste brusque, elle groupa ses enfants et se précipita vers l’Empereur. Mais déjà, sur le palier même, il la serrait contre sa poitrine ; car sa première pensée, à lui aussi, l’avait précipité vers elle.

Trois jours plus tard, Alexandre II se fit un devoir d’assister aux obsèques des soldats qui étaient morts en gardant son palais.

La tête haute, il s’avançait de son grand pas égal et majestueux ; mais sa figure blême, ravagée, trahissait la souffrance de son âme. Quand il vit tous les cercueils alignés, il ne put retenir un sanglot et il murmura, d’une voix brisée :

— On se croirait encore là-bas, dans les tranchées de Plewna !

Ce nouvel exploit du terrorisme produisit, dans toutes les classes du peuple russe, un accablement de stupeur et d’effroi. Devant un forfait aussi énorme, on restait abasourdi. Comment les nihilistes avaient-ils pu concevoir, machiner, accomplir un pareil attentat ? Quelles connivences avaient-ils donc trouvées parmi les domestiques de la Cour, sinon même dans les services préposés à la sûreté des souverains ?...

On apprit, quelque temps après, tous les dessous du complot.

Un révolutionnaire de vingt-huit ans, nommé Khaltourine, s’était déguisé en charpentier. Depuis une dizaine de mois, il travaillait dans les ateliers d’un entrepreneur de bâtisses, où on l’estimait pour son zèle, sa douceur et sa bonne conduite. Or, cet entrepreneur fut requis d’exécuter un important travail de plafonnement dans les sous-sols du Palais d’hiver. Il y employa ses meilleurs ouvriers, dont Khaltourine, sur qui nul soupçon ne planait. Chaque matin et chaque après-midi, les charpentiers subissaient une visite corporelle avant de pénétrer dans le palais. Puis bientôt, comme on les connaissait tous, on ne les fouilla