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grande pompe sur la place de la gare Nicolas. Une multitude innombrable se pressait au fond de l’esplanade, sur la Perspective Newsky et dans les rues adjacentes. Ce n’était pas la foule banale qui s’amusait d’ordinaire aux spectacles impériaux ; c’était une foule grave et silencieuse, vibrante et recueillie.

Dès qu’il parut, les acclamations se déchaînèrent en rafales frénétiques de cris enthousiastes, comme s’il rapportait avec lui toutes les ambitions accomplies, tous les rêves exaucés de la Sainte-Russie orthodoxe.

Mais lorsqu’on le vit de près, lorsqu’on put discerner ses formes et sa figure, on demeura stupéfait ; on le reconnaissait à peine. Un témoin de cette journée a noté ainsi l’impression générale : « Quand le Tsar était parti pour la guerre, c’était un grand et beau soldat, très droit, un peu enclin à l’embonpoint. Quand il revint, il avait les muscles détendus, les yeux ternes, la taille courbée, tout le corps si mince qu’il semblait n’avoir plus que la chair sur les os. Quelques mois avaient suffi pour en faire un vieillard. »

Aussitôt libéré des cérémonies officielles et des obligations familiales, il s’enferma jusqu’au soir avec la princesse Dolgorouky.


La foule de Saint-Pétersbourg ne s’était pas méprise en interprétant le retour de l’Empereur comme un heureux présage pour l’issue de la guerre ; mais le jour était loin encore où la Sainte-Russie orthodoxe verrait enfin toutes ses ambitions satisfaites et tous ses rêves exaucés. Le 26 décembre, Alexandre II, recevant notre ambassadeur, le général Le Flô, qu’il avait en affection, lui exposa très sincèrement, comme s’il parlait à un de ses généraux, la situation nouvelle où se trouvait l’armée russe depuis la chute de Plewna ; il conclut ainsi : « Nous avons déjà fait beaucoup. Malheureusement, ce n’est pas encore le commencement de la fin. »

Dès le 1er janvier, le grand-duc Nicolas entreprit la traversée des Balkans. Au plus fort de l’hiver, par 20° de froid, en face d’un ennemi acharné qui s’accrochait désespérément aux obstacles naturels, les Russes enlevèrent, l’un après l’autre, tous les ouvrages qui barraient les abrupts défilés de Chipka. L’histoire