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l’Empereur recevait de sa police dénonçaient, dans toute la Russie, des symptômes d’irritation. Que serait-ce, quand le pays apprendrait qu’on avait abandonné tous les avantages obtenus par tant d’efforts, et qu’on avait sacrifié 60 000 hommes en pure perte ? Comment accepterait-il cette humiliation nationale, cette fuite devant le Turc ?... Non, à tout prix, on devait rester en Bulgarie. Et, finalement, ce fut la décision qui prévalut. Mais ni l’Empereur ni aucun des grands-ducs et des généraux, qui l’assistaient dans cette délibération, ne se faisaient illusion sur les terribles épreuves que réservait une campagne d’hiver. Combien faudrait-il encore immoler d’hommes avant de pouvoir reprendre l’offensive ? Et tous pensaient, non seulement aux pertes qu’on éprouverait par le feu de l’ennemi, sur les champs de bataille ou dans les tranchées, mais à ces fléaux, cent fois plus meurtriers, qui ont détruit tant d’armées russes au cours de l’histoire : le choléra, le typhus, la dysenterie.

L’Empereur sortit du conseil de guerre, l’âme accablée de douleur et d’inquiétude.

Comme toujours, il se soulagea en écrivant à la princesse Dolgorouky ; elle était de plus en plus son refuge, son appui et sa consolation. A elle seule, il osait avouer l’insurmontable répulsion physique et morale, que lui inspiraient les atrocités de la guerre et qu’il entretenait, qu’il exacerbait par ses quotidiennes visites aux ambulances et aux hôpitaux. Dans ses lettres, la même plainte revient sans cesse : « Tous ces spectacles me font saigner le cœur, et j’ai de la peine à retenir mes larmes. »


En se décidant à ne pas interrompre durant l’hiver la campagne des Balkans, Alexandre II avait subordonné les arguments stratégiques aux considérations politiques ; il n’avait pas eu tort.

Les échecs successifs de Bulgarie et d’Arménie avaient soulevé, dans la Russie entière, comme une houle d’indignation. Vainement la censure avait-elle essayé d’atténuer les nouvelles désastreuses : le laconisme des télégrammes officiels ne laissait qu’un plus libre champ aux conjectures pessimistes. D’abord, la stupeur avait dominé : on ne pouvait pas croire, on ne voulait