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après le passage du Danube, le drapeau russe flottait sur Tirnovo, l’ancienne métropole des Bulgares.

En Russie, les impatiences et les déconvenues de ces derniers mois avaient fait place à un enthousiasme fou. Avant la fin de juillet, on aurait pris Andrinople ! Avant la fin d’août, on serait à Byzance ! Et, de nouveau, la croix du Calvaire brillerait sur Sainte-Sophie !

En Europe, on voyait se dérouler avec stupeur ces événements rapides. A Londres surtout, l’émotion était vive ; dans tous les journaux, la même note résonnait : « Il faut arrêter les Russes ! »

De Simnitza, l’Empereur observait, non sans inquiétude, les courants et les remous de l’opinion européenne. Le 30 juin, il écrivait familièrement à la princesse Dolgorouky :

Dépêches, Celles de Vienne sont satisfaisantes et celles de Londres détestables, Mais ce qui est curieux, c’est que, dans le ministère même, la majorité se prononce contre la guerre, ce qui ne veut rien dire, car c’est ce c... de Beaconsfield qui décide tout d’après sa caboche.

Mais les soucis de la politique et de la stratégie n’absorbaient que partiellement la pensée d’Alexandre II. Le spectacle direct de la guerre, les morts, les agonisants, les blessés, les incendies, les dévastations, les massacres déchiraient son cœur humain. Dans sa correspondance quotidienne avec Catherine-Michaïlowna, on en découvre l’aveu continuel, entre deux cris de tendresse :

Après dîner, lui écrivait-il le 5 juillet, j’allai voir deux malheureux Bulgares, horriblement mutilés par les Turcs, que nos cosaques ont trouvés sur la route de Nikopol à Sistowo et qu’on venait d’apporter à l’hôpital de la Croix-Rouge, qui est à cent pas de ma maison, J’engageai Wellesley [1], qui avait dîné avec toute ma suite, à me suivre pour admirer les œuvres de leurs protégés, L’un de ces malheureux Bulgares venait d’expirer, et sa pauvre femme était à côté de lui ; il avait la tête fendue par deux coups de sabre en forme de croix. L’autre avait trois blessures ; on espère le sauver ; sa jeune femme grosse l’avait aussi suivi.

  1. Le colonel Wellesley, attaché militaire britannique au grand quartier général.