Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/468

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amoureux et jaloux, au point d’en perdre, sinon la tête, au moins les yeux, qu’il se crève, parce que ses yeux ont vu Acis et Galatée aux bras l’un de l’autre. Le drame, sans péripéties, n’est pas sans passion. Il n’est pas non plus sans poésie. Voilà donc un livret qu’on peut appeler un poème. Il abonde en beaux vers, mais tous alexandrins, et cette métrique uniforme est pour la musique une cause de gêne et de monotonie.

« La mer. » C’est à peu près le premier mot de Polyphème et c’est tout à fait le dernier. Un poème qui commence et finit ainsi ne pouvait manquer de séduire un officier de marine, le second des nôtres, l’autre étant M. Mariotte, qui sont musiciens. Et le début et la fin de Polyphème sont de beaucoup supérieurs au milieu. Non pas seulement la mer, mais la terre, les monts et les bois, toute la nature, est deux fois évoquée, invoquée éloquemment par l’être primitif et farouche qui s’enivre ici de sa vue et là se désespère de ne plus la voir. En outre, dans la dernière scène, la misère d’amour se mêle à l’autre misère. Ce monologue final est vraiment beau, d’une beauté profonde et deux fois émouvante. Sans compter, — ou plutôt cela compte beaucoup, c’est même ce qui compte le plus, — que la musique alors, alors seulement, se dégage et se délivre. Elle brise l’espèce de gangue où partout ailleurs le système, odieux à la longue, du « tout à l’orchestre » l’enferme et l’étouffe. Pour peu que la symphonie, la polyphonie (et lesquelles !) continuent de faire rage, Wagner finira par apparaître aux générations futures comme un mélodiste à l’italienne, comme un roi du bel canto ! Celui-là, oui même celui-là, gardait au fond de son cœur le souvenir, le regret, que dis-je, l’amour de la voix humaine. Mais les wagnériens, les wagnérisants, tous les disciples, asservis, égarés par le maître terrible, l’auront-ils à jamais fait taire, cette voix ! Au commencement de la Flûte Enchantée, les trois « dames » ferment pour un moment, avec un cadenas d’or, la bouche menteuse de Papageno. Mais l’oiseleur, mélodieux comme ses oiseaux, chante encore, même à bouche fermée. Aussi bien sa pénitence est brève. Hélas ! depuis trop longtemps, les lèvres de nos musiciens sont closes, et par une serrure de fer. Qui donc enfin la brisera ? Qui leur rendra le don merveilleux, le don divin de chanter ?


CAMILLE BELLAIGUE.