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La forme, c’est la mort.

Chaque parcelle qu’on retire du fleuve en fusion, qui se reprend, dans ce torrent d’incandescence, continuel et indistinct, est une parcelle morte.

Nous sommes tous des créatures prises au piège, des gouttes arrachées du fleuve éternel et fixées par la mort.

Pendant un peu de temps, le mouvement du fleuve originel continue en nous, dans cette petite goutte séparée, détachée, fixée ; mais bientôt il se ralentit ; la flamme se refroidit, la forme se dessèche, enfin le mouvement s’arrête et se raidit.

Nous avons achevé de mourir. Voilà ce qu’on appelle la vie !...

Tu ne peux te figurer la haine que m’inspirent les pauvres choses que je vois, mes compagnes de prison dans ce piège du temps : toutes ces choses qui finissent de mourir avec moi, par degrés. Haine ou pitié ? Mais moins de pitié que de haine...

Que sommes-nous ? Des morts, qui avons l’illusion de faire de la vie.

On s’accouple, un mort et une morte : on croit donner la vie, et l’on donne la mort... Encore un de pris au piège !

— Arrive, mon mignon, arrive ; meurs, mon petit, commence de mourir... Comment, tu pleures ? Des larmes, des cris ? Tu voudrais bien courir encore ? Allons, sois sage ; on n’y peut rien. Attrapé, mon petit, coagulé, figé !... Ce ne sera pas bien long : rien que pour un petit moment ! Sois gentil.


On sent qu’il y a dans cette invective une part de paradoxe. Aussi M. Pirandello a-t-il pris soin de mettre ces sarcasmes sur le compte d’un de ses personnages. Mais la pensée qu’il y exprime sur le mouvement continu et le flot de la vie, et l’impossibilité de la fixer jamais, n’en demeure pas moins un des thèmes favoris, sur lesquels son imagination ne cesse de s’exercer. Tout ce qui arrête, tout ce qui fixe, glace le flot et l’immobilise, lui semble une injure, un attentat contre la liberté, contre les possibilités indéfinies de la vie. C’est tout le sens de ce bizarre roman, Feu Mathias Pascal, qui parut en 1904, et qui est loin d’être un chef-d’œuvre, mais qui demeure, à quelques égards, l’ouvrage caractéristique de M. Pirandello. Le sujet fait un peu penser au délicieux roman philosophique de Chamisso, et à l’aventure de Pierre Schlemil, l’homme qui avait perdu son ombre. Mathias Pascal est un pauvre diable de rat de bibliothèque, qui végète dans la platitude entre une femme qui le trompe et une belle-mère acariâtre. Un jour, il