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population des Prati di Castello, au moment de la faillite qui a suivi cette malheureuse spéculation sur les terrains de la rive droite du Tibre. Quel hasard, quel instinct d’artiste a poussé le jeune Sicilien à choisir pour théâtre de ses observations ce milieu sans contours et cette société incolore ? Humanité médiocre, sans type, sans caractère, sans race, de l’espèce des chats de gouttière, habits râpés, épaves, éclopés de la vie, misères sans grandeur, sorte de terrain vague ou de banlieue sociale, telle que la fabrique la civilisation moderne des grandes villes ; ce n’est pas l’écume de la rue, le pittoresque de la canaille, c’est ce qui s’agite au-dessus, sur les avant-derniers degrés de l’échelle, ce qui flotte encore avant d’échouer sur les bords ou de couler au fond : matière souffrante, préparée pour tous les accidents, et propre entre toutes à l’étude de ces phénomènes de décomposition qui passionnent la curiosité de M. Pirandello.

Rien n’est plus singulier que le contraste de cette médiocrité, de cette odeur de petits ménages, et du nom d’une ville à laquelle demeure associée par mille souvenirs l’idée de la grandeur. Rome est certainement l’endroit où l’on a le plus de peine à se figurer des aventures bourgeoises. Oser traiter le peuple romain comme nous traitons des habitants de Montrouge ou de Clichy, est sans doute une des nouveautés qui ont fait le succès de M. Pirandello. C’est un élément de son ironie.


— Comment ? Rome, une ville morte ?

— Depuis longtemps, mon cher monsieur ! Et croyez-moi, on tente en vain de la ressusciter. Enfermée dans le songe de son majestueux passé, elle ne veut rien savoir de cette vie mesquine qui continue à fourmiller sur son cadavre. Quand une ville a eu une vie comme celle de Rome, un caractère si tranché et si particulier, elle ne peut pas devenir une ville moderne, une ville comme une autre. Ci-git Rome : elle repose, le cœur fracassé, au pied de son Capitole. Croyez-vous que ce soit Rome, toutes ces bâtisses neuves ? Tenez, monsieur Meis. Ma fille m’a parlé de ce bénitier que vous aviez dans votre chambre ; elle l’a pris, mais l’autre jour, elle l’a laissé tomber : il n’en reste que la coquille que j’ai mise sur mon bureau et qui me sert de cendrier. Eh bien ! voilà l’histoire de Rome. Les papes, à leur façon, en avaient fait un bénitier ; nous autres Italiens, nous en faisons un cendrier. Nous sommes venus de partout y secouer la cendre de nos cigares, excellente image, n’est-ce pas, de la frivolité de cette chienne de