Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’instinct, en fait de morale, ne trompe pas. Je sens bien que mille bons et beaux raisonnements viendront à votre appui ; mais, en les écartant, je n’en verrai pas moins cette lésion ! M. Bergès me quitte à l’instant ; il m’assure qu’ici, parmi les légitimistes, vous aurez presque toutes les voix, et, puisque vous pouvez consentir à vous mettre à la remorque d’hommes quelconques, vous serez sûr du succès ; ils n’ont personne, et, en désespoir de cause, ils ont pris un pitoyable juste-milieu ; mais on ne nomme pas cette année, à moins de chances imprévues. Cela ne veut pas dire qu’il faille négliger vos moyens de succès. Quant au rapprochement de nos opinions, il ne saurait avoir lieu, parce que je n’admets pas que, pour opérer un bien, on puisse partir d’une base fausse et d’un principe auquel on n’a pas foi soi-même.

Aussi, dans mon désir de vous voir placé où vous avez si besoin d’être, il y a de l’abnégation, car, cher, le jour où vous serez puissant, nous ne serons l’un à l’autre qu’un souvenir ; je vous aimerai assez peut-être pour accepter votre familiarité, mais jamais je n’aurai de contact avec votre entourage d’alors. Les mésalliances de naissance vous choquent ; celles de sentiments me blessent, il faut que chacun reste à sa place. En ce sens, je ne vous parlerai plus désormais de politique : je le ferais avec trop de douleur. Je souffre en vous voyant abdiquer une partie de vous, au profit de qui vous mettra de côté, quand il le pourra [1]. Je crois avec fermeté que, renonçant pour l’instant à la carrière littéraire, pour vous lancer avec tous vos moyens dans la politique, vous pouvez faire seul la révolution que vous mendiez aux étrangers et aux discordes civiles. Alors, seul au pouvoir, qu’importe le nom du titulaire de la royauté ? Bourbon pour Bourbon, qu’importe donc ! C’est un vœu d’une âme qui voudrait se mirer dans la vôtre. Je ne puis être juge de vos moyens partiels, mais je suis juge naturel des gens que vous emploierez, et juge sévère de ceux qui osent vous employer. Vous, instrument, grand Dieu !... tranchant, il est vrai, qui coupera les mains malhabiles qui l’auront manié... Mais il y a mieux. Oh ! je le sens bien... Adieu donc à la politique ; elle

  1. Une autre amie de Balzac, Mme de Berny, filleule de Louis XVI, n’était pas moins alarmée : « ils ont toujours été ingrats par principe et ne changeront pas pour toi seul, ami. » G. Hanotaux et G. Vicaire, la Jeunesse de Balzac, 2e cd., p. 270.)