Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/350

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous en supplie, comprenez-moi mieux. Vous donnez plus d’importance que je n’en accorde au frivole plaisir d’aller vite au Bois. C’est une fantaisie d’artiste, un enfantillage. Mon appartement est un plaisir, un besoin, comme celui d’avoir du linge blanc et de me baigner. J’ai acquis le droit de me mettre dans la soie, parce que. demain, s’il le faut, je retournerai sans regret, sans un soupir ; dans la mansarde de l’artiste, sa mansarde nue, pour ne pas céder à une chose honteuse, pour ne me vendre à personne. Oh ! ne calomniez pas une âme qui vous aime et qui pense à vous avec orgueil, dans les moments difficiles. Aux grands travaux, de grands excès, cela est tout simple, mais rien de mauvais. Fox avait des maîtresses, jouait, buvait, etc., et ne s’est jamais vendu. Croyez-vous que je veuille quitter le monde des idées, et la chance d’être un homme européen par l’Essai sur les forces humaines, pour le monde politique, si je ne pressentais pas que je puis y être quelque chose de grand, y servir mon pays ? Mais j’ai du bon sens, croyez-moi. »

Mme Carraud, touchée par les protestations de Balzac, réplique :


A la Poudrerie, le 30 septembre 1832.

Vous êtes délicieusement bon, Honoré ; vous avez été indulgent pour une lettre qui était bien l’expression de mes sentiments : mais expression incomplète, qui manquait du secours de l’œil et du geste. Je n’achève jamais une idée, et laisse beaucoup à faire à l’intelligence de qui m’écoute. Rien ne me presse pourtant. Est-ce intuition d’une vie trop courte pour fournir à tout ce que je voudrais ? Est-ce organisation vicieuse ? Je ne saurais le dire. Je n’ai pas pu penser que vous vous vendriez, car je vous aime !

Mais j’ai voulu vous dire que le parti duquel vous vous étayez, et que je méprise profondément, se servira d’une femme, non vulgaire (elle vous laisserait la liberté), mais d’une créature idéale mise en œuvre à son insu, et qui servira d’instrument sans s’en douter. Je trouve peu à dire à vos idées de gouvernement ; d’ailleurs, cher Honoré, je n’ai pas la sottise de juger une chose hors de ma portée, et dont les résultats ne sont point encore connus. Mais ce que je suis sûre de connaître, c’est ce qui touche la morale. Là, je suis dans le droit commun. Vous voulez vous servir d’un parti aveugle pour vous élever, puis là, le frustrer de toutes les espérances qu’il aura placées en vous. Vous vaudrez mieux qu’ils ne le voudraient, mais vous les aurez toujours trompés. N’est-ce pas une tâche, et une ombre sur vous ?