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Alexandre-Nicolaïéwitch avait su faire une amoureuse accomplie. Elle lui appartenait entièrement. Aussi ne se lassaient-ils pas de s’expliquer l’un à l’autre, de se comprendre et de se pénétrer. « Ce qui fait que les amants ne s’ennuient jamais ensemble, a dit La Rochefoucauld, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes. »

Cependant la politique se mêla bientôt à leurs entretiens ; elle occupait forcément, dans la vie du Tsar, une place trop considérable et lui apportait des soucis trop fréquents pour qu’il s’abstint d’en parler sa maîtresse.

Il mit un soin charmant à l’instruire des grands intérêts publics dont il était l’arbitre suprême. Peu à peu, il lui confia tout, ne prenant même aucune décision importante avant d’en avoir causé avec elle. Il l’entretenait ainsi des affaires les plus variées, gouvernement général de l’Empire, négociations diplomatiques, réformes administratives, organisation militaire, police, travail des ministres, promotions hiérarchiques, faveurs, disgrâces, intrigues de la Cour, prétentions et rivalités de la famille impériale, tout l’écrasant labeur que le mécanisme du pouvoir autocratique faisait constamment retomber sur lui. Comme elle avait l’esprit clair, le jugement droit et la mémoire exacte, elle le suivait sans peine dans ses raisonnements. Parfois même, d’un mot juste, elle l’aidait à conclure.

Mais le plus précieux service qu’elle lui rendait, c’est que, devant elle, il pouvait penser tout haut.

Le vif sentiment qu’il avait de sa puissance et de sa responsabilité souveraines élevait autour de lui une infranchissable barrière. Il délibérait longuement avec ses ministres, il exigeait d’eux une entière franchise, il provoquait au besoin leurs objections. Le reste ne les regardait plus. Il aurait craint de se diminuer à leurs yeux, s’il leur avait laissé voir ses doutes, ses perplexités, ses contradictions, tout le travail préparatoire de sa décision finale, qu’il leur signifiait ensuite comme un ordre émané de sa libre omnipotence.

Avec Catherine-Michaïlowna au contraire, il pouvait s’épancher sans réserve. D’elle, rien à craindre. Ayant renoncé au monde, toute recluse en son amour, elle n’avait aucune coterie derrière elle. Ce qu’ils se disaient l’un à l’autre, personne n’en savait rien. Leur univers commun tenait tout entier dans le cercle de leurs bras. Aussi, quand une difficulté politique préoccupait