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tué !... Maïs voyez les bizarres coïncidences de l’histoire et l’étrange ironie des choses. L’émancipateur des nègres américains, Lincoln, a été assassiné, lui aussi. Or c’est la délivrance des nègres qui a entraîné, sur l’autre face de la planète, l’affranchissement des moujiks. Alexandre II n’a pas voulu que la Russie restât le seul pays esclavagiste du monde chrétien... Ah ! c’est un dangereux métier d’être libérateur !

Comme il achève ces mots, les choristes entonnent le chant pathétique du Wietchnaïa pamiat, le chant de « l’éternel souvenir. » Puis l’officiant récite l’absoute et applique au front du mort une longue bande de parchemin où se déroule la prière absolutoire.

Il ne reste plus qu’à s’acquitter de l’adieu suprême.

Ayant gravi les marches du catafalque, les yeux pleins de larmes, Alexandre III incline sa haute taille au-dessus du cercueil et dépose un dernier baiser sur les mains de son père. La Tsarine, les grands-ducs et les grandes-duchesses l’imitent successivement.

Les ambassadeurs et leur personnel s’avancent, à leur tour Mais, soudain, le grand-maître des cérémonies, prince de Liéven, nous prie de nous arrêter.

Nous voyons venir alors, du fond de l’église, par la porte qui accède aux sacristies, le ministre de la Cour, comte Adlerberg, donnant le bras à une svelte jeune femme qu’enveloppent de longs voiles de crêpe. C’est l’épouse morganatique de l’Empereur défunt, la princesse Catherine-Michaïlowna Youriewsky, née princesse Dolgorouky.

D’un pas tremblant, elle monte les degrés du catafalque. Puis, s’effondrant à genoux, elle s’abîme en prière, la tête plongée dans le cercueil.

Après quelques minutes, elle se relève avec peine, reprend le bras du comte Adlerberg et s’éloigne lentement vers le fond de l’église.

Nous défilons ensuite. Quand mon tour vient de me pencher sur la dépouille impériale, j’observe que toute la partie inférieure du corps, qui fut déchiquetée par la bombe, est dissimulée sous un manteau d’apparat et qu’un voile de tulle rouge s’étend sur un côté du visage afin de masquer deux blessures.


De tous les souvenirs que je conservai de ce voyage, l’apparition