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Les ambassadeurs étrangers, suivis de leur personnel, se tiennent derrière le Tsar. Le général de Schweinitz représente l’Allemagne ; le comte Kalnoky, l’Autriche-Hongrie ; lord Dufferin, l’Angleterre ; le chevalier Nigra, l’Italie. Mais c’est encore la France qui a le plus noble représentant. Par sa prestance physique, par la franchise de son regard limpide et résolu, par la dignité naturelle de ses manières, par la sobriété de sa parole et de son geste, le général Chanzy personnifie excellemment les meilleures vertus de l’âme française, comme il les incarnait dix ans plus tôt, quand il commandait en chef l’armée de la Loire.

Cependant, l’office qui se déroule devant moi ramène sans cesse mon esprit vers le mort, dont le visage livide est dramatique à voir sous la clarté scintillante des cierges ; car, selon le rite orthodoxe, le cercueil est découvert.

Devinant mes réflexions, Vogüé me dit :

— Regardez-le bien, ce martyr ! Il fut un grand Tsar et méritait un destin plus indulgent... Ce n’était pas un esprit supérieur ; mais c’était une âme très généreuse, très droite et très haute. Il avait l’amour de son peuple, une sollicitude infinie pour les humbles et les opprimés... Rappelez-vous ses réformes. Pierre le Grand n’en a pas fait de plus profondes et il y mettait moins de son cœur... Pensez à toutes les résistances qu’il a dû vaincre pour abolir le servage et renouveler les bases de l’économie rurale. Songez que 50 millions d’hommes lui doivent leur affranchissement... Et ses réformes administratives ! Il n’a tenté rien de moins que de détruire l’arbitraire bureaucratique et les privilèges sociaux. Dans l’ordre judiciaire, il a créé l’égalité devant la loi, assuré l’indépendance des magistrats, supprimé les peines corporelles, institué le jury. Et c’est le successeur direct du despote Nicolas Ier qui a fait cela !... Dans la politique étrangère, son œuvre est de la même grandeur. Il a poursuivi le programme de Catherine II sur la Mer-Noire ; il a effacé les humiliations du traité de Paris ; il a promené les aigles moscovites jusqu’aux rives de la Propontide, jusqu’aux murailles de Constantinople ; il a délivré les Bulgares ; il a établi la domination russe au cœur de l’Asie centrale... Enfin, le matin même de sa mort, il travaillait à une réforme qui eût dépassé toutes les autres, qui eût engagé irrévocablement la Russie dans les voies modernes : l’octroi d’une charte parlementaire... Alors les nihilistes l’ont