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Le lendemain, à quatre heures de l’après-midi, nous fîmes halte à Eydtkuhnen, qui était alors la dernière station prussienne sur les confins des deux empires, et l’on hissa dans le train tout un lot d’étuis et de valises, d’un aspect militaire. Peu après, à la station russe de Wirbolow, je vis les trois grands-ducs et leurs aides de camp descendre de voiture en uniforme, avec un brassard de crêpe sur leurs capotes grises. Une compagnie, alignée le long du quai, rendait les honneurs.

Malgré mon passeport diplomatique, je fus interrogé minutieusement sur l’objet de mon voyage par un officier de gendarmerie, qui me témoigna d’ailleurs une politesse parfaite. Le courrier anglais subit le même interrogatoire. Puis j’allai prendre un verre de thé au buffet.

Sous la lueur blafarde qui tombait du ciel sombre, la gare était sinistre à observer. Devant chaque porte, un gendarme. Sur chaque voie, un factionnaire. Et dans la campagne à l’entour, dans l’immensité de la plaine brumeuse et glacée, des patrouilles de cosaques erraient çà et là, surveillant la frontière.

Vingt-quatre heures de route encore et je débarquai à Saint-Pétersbourg.

Je trouvai une ville terrorisée, non seulement par l’attentat du 13 mars, mais encore par tout ce qu’on avait appris depuis lors sur la puissance et l’audace du parti nihiliste. Dans la rue même, je n’apercevais que des visages anxieux, tendus ou consternés. Les gens semblaient ne s’aborder que pour échanger des nouvelles alarmantes. Elles naissaient d’heure en heure : arrestations sensationnelles, saisies d’armes et d’explosifs, découvertes d’imprimeries clandestines, placards révolutionnaires affichés sur les monuments publics et jusque sur le Palais d’hiver, lettres comminatoires adressées aux plus hauts personnages de l’Empire, officiers de gendarmerie poignardés en plein jour devant le Gostiny-Dvor, etc... Mais ce qui affolait surtout l’opinion, c’était l’événement de la veille, c’était le dernier résultat des perquisitions judiciaires.

En suivant le fil d’un complot, la police avait mis la main sur un engin effrayant, une torpille chargée de trente-deux kilogrammes de dynamite et que les nihilistes avaient réussi à introduire sous la rue de la Sadowaïa, au coin de la Perspective Newsky, à l’endroit le plus fréquenté de la capitale.