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M François de Bondy vient de publier, sous le titre de Pygmalion aux cent amours, un agréable recueil de chroniques, où il trahit le secret de son voyage imaginaire. Il est allé à la Guadeloupe ; il se souvient de son séjour à Pointe-à-Pitre. Et il ne dit pas du tout que ce soit le même voyage auquel il s’amusait à convier l’enfant brune qui n’a peut-être point existé. Mais il avait là-bas, lors de ce séjour, « une petite maison de bois, ceinte d’une véranda d’où retombent des franges de lianes, » etc. Il n’est pas malaisé de reconnaître le pays où l’Enfant brune serait allée si elle existait. M. François de Bondy a visité aussi Khartoum ; et il écrit à une amie : « Cela m’ennuie beaucoup de ne pouvoir plus faire de voyages. Alors, je pense avec plaisir à ceux que j’ai faits. Vous allez me dire que rien n’est plus triste qu’un souvenir heureux dans un jour de misère. Mais c’est ce que, moi, je ne trouve pas du tout… Il me semble qu’un honnête homme, s’il a des tracas, trouve dans ses souvenirs une oasis où viennent boire et se calmer ses ennuis. À défaut du bonheur actuel, un souvenir est tout de même mieux que rien ; et il faut avoir vraiment une âme bien acide pour que quelque chose de rose y déteigne en noir… » Ainsi fait-on du plaisir nouveau avec du passé : il suffit de mettre les verbes au présent. Il y a plus ingénieux encore : c’est de mettre les verbes au futur ; le souvenir devient de l’espérance.

Voilà, si je ne me trompe, le secret de ce livre un peu étrange et si joli, A l’Enfant brune. Un regret se déguise et a pris l’apparence d’un projet.

L’Enfant brune dit : « Lorsque j’avais sept ans… » Et l’inventeur du beau voyage : « Lorsque vous aviez sept ans ! Enfance à peine d’hier et dont j’ignore tout. Je vous aime dans votre passé, je suis jaloux de votre enfance qu’on m’a volée… » Puis, fin du voyage : « Pourquoi dès aujourd’hui, quand j’écris pour vous selon mes rêves ce voyage illusoire, par quel jeu funèbre de mon esprit, vous espérant encore — avant le voyage — vous imaginé-je déjà repartie ? Combien j’aurai de peine ! Et pourtant cela sera. » L’on fait du passé, l’on fait de la mort à toute seconde. La vie est incessamment meurtrière de soi ; et la réalité est de la mort perpétuelle. La fantaisie, ou rêverie de l’esprit, de l’âme et du cœur, lutte contre le temps, notre ennemi le temps et, faute de pouvoir anéantir ce faiseur de néant, tâche de l’égarer, l’embrouille à dessein, disperse la série de ses moments, confond l’hier et le lendemain, le souvenir et l’espérance : peu pathétique et charmant !


ANDRE BEAUNIER.