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Peut-être nos jeunes gens sont-ils las d’une réalité avec laquelle ils ont eu un si dur contact. Quant à l’histoire, ils ont travaillé pour elle en soldats. Il n’est pas surprenant qu’au lendemain de la guerre la littérature les tente comme un divertissement de qualité anodine, un peu frivole, et comme un jeu de la pensée que sa récente liberté amuse. D’ailleurs je dis, nos jeunes écrivains ; il faudrait dire, quelques-uns d’entre eux. Ces remarques ne sauraient avoir un caractère de généralité : jamais la littérature n’a été plus diverse et plus éparpillée qu’à présent. Je ne fais que noter des signes, que je démêle ici et là.

Si l’on s’écarte de la réalité, c’est que l’on préfère la fantaisie. Elle se montre ingénieuse et agréable dans les ouvrages de M. Alexandre Arnoux, de M. Jacques Chenevière et de M. François de Bondy, que j’ai pris pour exemples.

Un stratagème, si l’on a résolu de traiter la réalité avec désinvolture, consiste à lui ôter ce qui la rend solide et sûre et ce qu’on pourrait appeler, par l’emprunt d’une métaphore, son appui, son soutien, la base sur quoi elle est bâtie, l’étoffe sur quoi elle est brodée : le temps ou la durée. Séparée du temps, la réalité se disperse et elle se défait ; vous l’avez à votre gré, à votre caprice, vous en êtes le maître et le despote... Seulement, le temps n’est pas sous votre dépendance ?

Les trois écrivains que j’ai cités imaginent que le temps soit bel et bien sous leur dépendance.

M. Alexandre Arnoux est l’auteur de deux volumes nettement marqués de la guerre, les contes du Cabaret, puis le roman qu’il a intitulé Indice 33 et dont il faut citer un passage. Un combattant raconte comment il fut élevé par un vieil oncle, ancien soldat de l’autre guerre, un vaincu de 70 et dont l’âme avait été comme avilie par la défaite ; l’amertume et le découragement suintaient de lui, pour ainsi dire, et l’enfant ne reçut que la leçon d’une tristesse accablante... « J’ai lu quelque part une légende. La coutume voulait, dans ce pays dont je n’ai retenu ni le lieu ni le nom, que le fils aîné du roi portât le cadavre de son père sur ses épaules, depuis l’église jusqu’au cimetière, suivi de tout le peuple. Il advint qu’un vieux roi mourut, le cœur au désespoir, l’âme remplie de grands rêves avortés, après un temps de désastres. Son fils, nourri sans joie, faiblit sous le poids du mort ; les épaules trop chétives, hors d’haleine, il laissa rouler la charogne au milieu de la route et se mit à pleurer. Alors tout le peuple fut dispersé et la nation s’éteignit... » Terrible et