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En entendant le cheval hennir, Fan-su se leva timidement, me salua, et parla avec douceur, comme il sera bientôt rapporté. Quand elle eût fini, ses larmes coulèrent.

« Après l’avoir entendue, je fus d’abord trop triste pour parler, et je ne pus lui répondre. Mais, un instant après, j’ordonnai que tout fût révoqué, qu’on ramenât le cheval et qu’on gardât la jeune fille. Puis je lui donnai du vin et je bus moi-même une coupe et, dans mon bonheur, je me mis à chanter. Cela finit par faire un poème, mais sans mesure fixe, car celle-ci suivait le hasard de ma chanson. Il avait en tout deux cent cinquante-cinq mots.

« Hélas ! je ne suis pas un sage ! Je ne saurais oublier ce que j’ai senti autrefois, et, tout en restant sensible, je le suis pourtant moins que cet animal qu’on croit dépourvu de tout sentiment. Ce qui arrive saisit mon cœur et lorsqu’il est ému, je n’en suis plus maître. Aussi, non sans sourire sur moi-même, j’appelai ce poème ; le Chant des sentiments du Passé inoubliés. Voici ce qu’il dit :

« J’allais vendre mon cheval blanc et renvoyer Branche de Saule. Elle a voilé ses noirs sourcils ; il a traîné son licou d’or. Le cheval, faute de paroles, a retourné la tête et a henni longuement, et Branche de Saule, après avoir salué deux fois, s’est prosternée et elle a dit : Maître, vous avez monté ce cheval cinq ans ; cela fait mil huit cents jours. Il vous a porté avec une douceur débonnaire, sans prendre le mors aux dents, sans faire d’écart. Moi, je vous ai servi dix ans : cela fait trois mille six cents jours, attentive à vous présenter le linge et le peigne, sans me plaindre ni rien gâter. Maintenant, quoique je sois peu de chose, j’ai toujours de la force et de la fraîcheur, et le poulain est encore dans sa fleur, sans boiterie, sans défaut. Pourquoi n’usez-vous pas de sa vigueur pour suppléer vos jambes malades ? Pourquoi ne profitez-vous pas de mes chants, pour égayer la coupe que vous buvez par hasard ? Vous faut-il nous renvoyer tous deux en un seul matin et sans espoir de retour ? Voilà ce que Su désirait vous dire avant de partir, comme aussi votre cheval, quand il a henni à la porte. En voyant ma détresse, à moi qui suis une femme, en entendant son cri, quoiqu’il ne soit qu’un animal, notre maître seul restera-t-il insensible ? »

« Je levai les yeux et soupirai. Je baissai les yeux et souris. Puis je dis :