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rejoint, il niait qu’il fût lui-même, jusqu’à ce qu’un mandarin lettré et magnifique, l’ayant gagné par ses prévenances, le décidât à vivre avec lui. Il avait éludé tous les honneurs et le piège de l’amitié fut le seul où l’on put le prendre.

Le savant Pai kiu i, au contraire, se plia admirablement à ses fonctions ; il n’y avait pas de magistrat plus sérieux, ni plus grave quand il le fallait. Mais il s’était arrangé un jardin où il se retirait et s’émancipait avec ses amis. L’Empereur, quand il fut mort, fit graver ses vers sur la pierre et l’on achetait fort cher le droit d’en prendre des copies. Quand une caravane d’étrangers partait de la capitale, ce n’était pas assez qu’elle emportât les soies les plus riches, les thés les plus rares, s’il ne s’y joignait quelques poèmes de Pai kiu i.

D’autres se retiraient du monde, se faisaient bonzes, s’abîmaient dans l’humilité. Ils prenaient un nom qui voulait dire « l’homme nul, » « l’homme de rien, » « l’homme dénué du moindre talent, » et alors, les étroites murailles de leur personne étant renversées, ils se confondaient avec l’univers, ils étaient la montagne et la nuée. Tout cela est absolument fini : il s’agit de mondes engloutis, qui ne revivent plus que dans la pensée d’un passant barbare.

Il s’y manifesta pourtant beaucoup de délicatesse, de noblesse, de raffinement. L’Empereur pardonna à Li tai pé ses incartades et jusqu’à ses conspirations. Un autre poète gardait à la cour une telle liberté de langage qu’elle faisait scandale, et qu’on s’en plaignit au souverain. Celui-ci excusa le coupable et dit, à peu près comme le Pape de la Renaissance, que les hommes uniques dans leur art ne sont point pareils aux autres et ne doivent pas être jugés selon les règles communes. Je doute que nous portions encore, dans la manière d’apprécier les hommes, autant de justesse et de générosité. Je voudrais citer ici quelques-uns de ces poèmes. Mais, avant de trop attendre de cette rencontre, que le lecteur réfléchisse à l’immense pérégrination que le poème a dû accomplir avant d’arriver jusqu’à lui. Au départ, chargé de raretés, de beautés sans nombre, il ressemblait à ces caravanes magnifiques que des rois envoyaient autrefois, presque au hasard, vers d’autres princes qu’ils ne connaissaient que par ouï-dire. Mais elles devaient affronter mille dangers ; des brigands les rançonnaient ; elles franchissaient des fleuves et des montagnes ; plus de la moitié de leurs richesses y restait. Le poème, aussi, a