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un vieillard, si l’on avait gardé la force de dominer son expérience. De là vient l’attrait de la plupart de ces poèmes chinois. Ceux qui les ont écrits étaient revenus de toute illusion ; danseuse ou musicienne, la femme n’est pour eux qu’une inférieure délicate, un instrument de rêve ou de volupté ; comme les Anciens, c’est dans l’amitié qu’ils trouvent leur réconfort et ce sentiment est la dernière barrière qui les sépare de la solitude. Une retenue exquise règne dans les mots de tous leurs poèmes, mais on y sent cette mélancolie des sages, cette discrète fatigue d’être, au-delà de laquelle il n’y a plus rien.

Certains ont aussi chanté l’ivresse ; c’est le thème favori de Li tai pé, le grand virtuose. Mais on se tromperait fort, en le regardant comme un ivrogne vulgaire. L’ivresse n’est pour lui que la sœur audacieuse du rêve, le symbole du congé hautain qu’on donne au réel, et comme pour Omar Keyyam, souvent les louanges qu’il en fait ont un sens mystique. Li tai pé, du reste, était fou de la lune et, adonné aux grossières jouissances, il n’eût pas tant aimé la reine des songes. On sait comment il mourut. Rappelé par l’Empereur, tandis qu’il revenait vers la capitale, un soir, en barque, un peu pris de vin, comme à son habitude, il voulut baiser l’image épanouie de l’astre sur l’eau. Il trébucha et se noya. Heureuse fin, de s’abîmer dans le reflet de son rêve ! Ce Li tai pé appartenait à une famille princière. Comme il arrive aux grands artistes, il était d’un naturel brusque, fort indépendant, et ne se contraignait pour personne. Il faisait fi de l’étiquette. Ayant toujours un poème en tête, cela le rendait distrait. Il avait fondé une confrérie de huit poètes grands buveurs, qui s’appelaient les huit immortels de la bouteille. L’Empereur, enchanté de son génie, lui avait donné un assortiment complet de ses propres habits. Li tai pé s’en revêtait dans les tavernes et ses compagnons venaient lui apporter en hommage des tasses de vin, imitation burlesque des tributs que rendaient au Fils du Ciel les ambassadeurs.

Le grand Tou-Fou, lui aussi, n’aimait que sa liberté. Il échappa à tous les emplois où l’on voulait le retenir. Nommé gouverneur d’une ville, le jour où il devait entrer en fonctions, devant tous les magistrats assemblés, il se dépouilla de ses attributs officiels, leur fit une profonde révérence, et s’éclipsa. Il se sauva dans les montagnes, où il vécut vagabond, misérable, heureux. Cependant, recherché, respectueusement poursuivi,