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ténébreuse, est encore chaude. Quelques lucioles se sont noyées et le courant emporte leur petite lueur verdâtre qui ne palpite plus. Sur la pente, la ville est effacée dans l’obscurité. On ne voit que deux fentes de lumière parmi tout ce noir, comme des meurtrières dans la montagne.


Les fleuves sont les épopées des paysages et il y a autant de différence entre le cours bref du Rhin ou du Rhône, et l’immense développement du Yang-tse qu’entre l’Énêide ou Mireille et l’une des vastes épopées asiatiques. Durant une navigation comme celle-ci, chaque jour ressemble à la lecture d’un chant du poème. La lutte avec le rapide en représente assez bien la péripétie principale, le combat qui en fait presque toujours le sujet. Puis, quand on a triomphé du fleuve, on entre vers le soir dans un paysage adouci, où, comme une princesse, sous la coiffure de cérémonie de ses grands toits contournés, une ville attend le voyageur. Le rapide que nous avons rencontré aujourd’hui était peut-être le plus farouche de tous. Trois jonques, groupées au-dessous, attendaient que la descente du fleuve l’eût affaibli pour essayer de le franchir. La canonnière s’est engagée dans le bouillonnement des eaux ; les machines donnaient en vain toute leur puissance : nous n’avancions plus. Sur le point d’être vainqueur, le fleuve avouait sa colère : il se soulevait sous l’étrave, il nous frappait avec la dureté d’un bélier de marbre, il multipliait autour de nous ses forces contraires. Si, dans un pareil moment, le bateau vient à culer, il faut virer de bord aussitôt, avant d’être jeté contre les bancs de rochers qui, des deux côtés de ce tumulte, attendent leur proie. Enfin nous avons gagné quelque chose sur le courant, nous nous sommes hissés lentement sur cette rampe liquide. Mais, comme le combat avait été plus rude, la récompense aussi devait valoir davantage. Peu après, nous arrivions en vue de Tchong-tcheou. Parmi les villes que nous avons dépassées, Pa-tong était humble, Wan-shien sombre, Koei-tcheou, prosaïque, ne révélait rien. Mais Tchong-tcheou, c’est une vieille cité de lettrés. Les remparts gris sont comme une corbeille pleine de verdure. En me promenant par ses étroites rues dallées, interrompues souvent par des escaliers, je pensais à Semur, à Orvieto, à Bamberg. De lourds feuillages, que le ciel nuageux faisait paraître plus riches encore,