Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 13.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parmi les plus violents. Nous devions en rencontrer encore les jours suivants. J’avais trop de confiance dans les excellents officiers du Doudart pour éprouver le moindre sentiment de risque. Cette navigation est pourtant particulièrement délicate, et parmi les quelques vapeurs qui la font, il n’en est guère qui ne finissent dans un accident. Quant aux jonques, que remorquaient des équipes de hâleurs, on comptait, lorsqu’elles naviguaient aussi, qu’il s’en perdait une sur dix par année, et dès qu’une d’elles transportait des personnages de quelque importance, on la faisait escorter par des barques de sauvetage.

Les rapides changent avec le niveau du fleuve. Certains sont infranchissables aux hautes eaux, d’autres deviennent plus impétueux, quand elles baissent ; d’autres sont cachés, comme des pièges, sous une onde presque unie. Le fleuve arrive dans ces défilés avec l’élan d’une force immense, mais n’y passe pas d’un seul glissement : il s’y contourne et s’y contrarie avec tous les mouvements d’une chevelure. Son eau ne miroite point. Elle est jaune, opaque, et c’est à peine si le soleil qui la frappe arrache une étincelle à la crête des petites vagues. Les monts, sur les deux côtés, semblent amasser du silence. Leurs pentes aussi ont des couleurs mornes. Ces paysages renouvellent peu leurs aspects. Leur grandeur et leur poésie sont ailleurs, dans une sorte de dilatation des mesures. Comme, au fond d’une cathédrale, les orgues élèvent leur puissant murmure, il semble qu’en pénétrant dans ces grands pays, on entende jouer sourdement d’autres proportions et d’autres distances. Ce ne sont plus, dans leur cadre étroit, les paysages brillants de l’Europe, tels qu’il faut, pour ainsi dire, se retenir pour n’en pas sortir, et où tout pique, réveille, provoque l’attention. Ceux d’ici dédaignent d’amuser. Ils ne changent point à chaque pas, mais on y prend un sentiment nouveau de la terre.

On sent qu’on pourrait aller ainsi, pendant des jours et des jours, pendant des semaines, sans épuiser les étendues qu’on a devant soi. Le voyage lui-même s’alentirait et se calmerait, loin de la fièvre vulgaire des trains, dans ces tranquilles étapes, que vient ponctuer l’étoile du soir. C’est alors que ceux dont l’esprit inquiet ne convient qu’à l’Europe, dépaysés, vouent leur ennui. Mais ceux qui vraiment sont fails pour t’aimer laissent tes hymnes profonds venir jusqu’à eux et mettent leur tête sur tes grands genoux, Asie géante.