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plus qu’à elle, elle les drape de bleu et de rose, et la tristesse du paysage disparaît dans un enchantement abstrait et subtil, dans un idéal sourire.

Ce soir, quelques verdures plus grasses annoncent l’approche du Fleuve jaune, et je vois soudain son eau, retenue par les digues, luire au-dessus de la plaine obscure comme le fil d’une faulx. Le train s’engage avec lenteur sur un pont très long. Au Sud, le fleuve est nettement bordé par une masse de collines noires. Un héron est planté au bord des eaux taciturnes, que glace encore la lueur rosée du couchant, et où des courants divers vagabondent.

Le lendemain matin, en approchant d’Han-Keou, on aperçoit un pays changé, une terre molle où les buffles s’enfoncent. Les toits ont des lignes plus maniérées. Des flaques d’eau grise rompent partout l’uniformité des terres ; tout annonce le grand fleuve et enfin, à Han-Keou, on le voit couler, l’immense Yang-tse d’un gris jaune.

Je le revois le lendemain dès mon réveil, sur le bateau anglais où je me suis embarqué et qui, en trois jours, remonte jusqu’à I-Tchang. Le fleuve est étendu et comme débordé dans un pays sans lignes : il entoure des langues de terre cultivée, il effleure le seuil des maisons basses affaissées sur ses bords. Coiffés d’un immense chapeau rond, des paysans pataugent. Des jonques descendent et, derrière elles, l’extrémité de leur gouvernail qui reparaît hors de l’eau a l’air de l’aileron d’un grand poisson qui les suivrait. Le bateau où j’ai pris passage est comble. Il s’y trouve un évêque anglican avec sa fille, deux ménages américains de Chang-haï et tout un autre groupe d’Américains, hommes, femmes, jeunes filles, qui doivent remonter jusqu’à Tchen-tou, pour y augmenter le personnel de la mission protestante. Les Etats-Unis entretiennent de ces missions dans les principales villes, et elles sont si richement dotées que, si l’argent était tout au monde, personne ne pourrait rivaliser avec elles. Tous ces passagers ont cet air sain, correct, solide, qui est propre à la moyenne des Anglo-Saxons et qui donne à la médiocrité même, chez eux, une carrure honorable. Sur le pont, cet après-midi, deux Américains, à la fois virils et puérils rient aux éclats des plaisanteries les plus simples. Deux Anglaises échangent des phrases si fraîches et si nulles, qu’on dirait d’un jeu innocent, où elles se renverraient l’une à l’autre des