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avec ses « Tchrézvytvkaïkys », ses arrestations, ses prisons, je n’avais plus à les craindre, j’étais libre !

Mes nerfs avaient été tendus à l’extrême, c’était à présent la réaction, et je me sentais si faible que je ne pouvais plus faire un pas. Mais ici, de ce côté de la rivière, j’étais hors de tout danger. Je me jetai à terre, sur l’herbe odorante, mon regard se leva au ciel, et je rendis grâce à Dieu, dans une prière muette. Je contemplais la rive opposée ; là, dans l’obscurité de la nuit, s’étendait la Russie, cette grande martyre, déshonorée, démembrée, et baignée dans le sang !


Six mois se sont écoulés ; j’écris ces lignes dans un jardin embaumé, sous le ciel bleu d’Italie. La mer est calme et luisante comme un miroir ; il y a des fleurs partout : amandiers, mimosas, violettes, jacinthes, tout est en fleur ; le soleil du printemps me chauffe et me grise, et je me sens délicieusement heureuse.

J’ai écrit ces mémoires après avoir longtemps hésité à le faire, car j’ai une aversion marquée pour l’encre et la plume. Si j’ai décidé d’écrire et de publier tout ce que j’ai vu et éprouvé en Russie sous le régime des Soviets, c’est que je considère de mon devoir de lutter contre les ennemis de mon pays de toutes les façons possibles.

Depuis longtemps il y avait en Russie des utopistes qui rêvaient de révolution, d’un nouvel ordre social, qui faisaient de la propagande à l’étranger, publiant des brochures et des livres qui donnaient aux étrangers une idée complètement erronée de la Russie, que personne d’entre eux ne connaissait et ne comprenait. On l’appelait : « le pays du knout », un pays où nul ne pouvait respirer librement, où le despotisme du Tsar n’avait pas de bornes, où le peuple gémissait sous le joug de l’autocratie, où des milliers de victimes languissaient en prison, où il n’y avait ni lois ni justice. Toutes ces notions étaient tirées des écrits de gens irrités et aveuglés par leurs théories, parfois sincères, mais ne connaissant que très superficiellement la vie de village en Russie et le paysan russe. Nous, en revanche, nous nous taisions. Le vieux cri de guerre : « La liberté et la terre, » qui avait été lancé par Pougatcheff [1], devait encore une fois servir d’amorce aux masses ignorantes.

  1. Un bandit-paysan qui avait levé l’étendard de la révolte sous Catherine II en Russie.