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C’était l’époque de la moisson, et les paysannes du village de Kaminka devaient, au lever du soleil, se rendre dans leurs champs, qui se trouvaient du côté polonais de la rivière. Je m’habillerais en paysanne et passerais le pont avec cinquante de ces femmes, confondue avec elles. Il nous sembla bon de procéder à une répétition. Vladimir Ivanovitch obtint pour moi de la femme de notre hôte des habits de paysanne et un châle ; je m’habillai vivement, couvrant ma tête du châle à la façon des villageoises ; j’ôtai mes souliers et mes bas. Mais Vladimir Ivanovitch hocha la tête d’un air mécontent.

— C’est une vraie mascarade, me dit-il ; vos jambes ne sont pas du tout des jambes de paysanne. Enlevez-moi ça ; tout cela ne vaut rien.

J’étais enchantée, n’étant pas plus satisfaite que lui de cette mascarade. De plus, je savais que ma haute taille me trahirait et attirerait l’attention des gardes.

Restait un dernier moyen : traverser la rivière à gué, la nuit. Nous n’avions pas le choix. Je regardai ma montre, — il était neuf heures du soir. Notre hôte nous dit qu’il fallait quitter la maison à trois heures du matin, — l’heure la plus favorable pour des aventures de ce genre. En attendant, il reconnaîtrait le gué et traverserait la rivière pour aller voir un parenté lui, un Polonais, qui me conduirait à Ostrog, ville la plus proche de la frontière. Tout cela ayant été décidé et chaque détail prévue je remerciai du fond du cœur Vladimir Ivanovitch de tout ce qu’il avait fait pour moi ; car mon époux soviétique ne pouvait m’accompagner plus loin : je serais seule pour le dernier acte de ma fuite.

Nous nous mîmes à souper, puis notre hôte revint : il avait trouvé le gué, mais il me prévint que la rivière était très haute. Je me mis en devoir de découdre mes perles qui étaient cachées dans la ceinture du pantalon de mon « mari. » Ce n’était pas chose facile, car nous avions peur d’être vus, et j’étais obligée de découdre le pantalon dans l’obscurité. La « hata » était propre et bien tenue, mais l’atmosphère était suffocante. Il faisait très chaud ; l’air était chargé d’un parfum de fleurs et d’absinthe ; un rayon de lune se glissa par la petite fenêtre de la « hata ; » un coq chanta.

C’était l’instant de partir. J’enlevai mes souliers et mes bas, je relevai ma jupe... Mon hôte chargea mon sac sur ses épaules...