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— Pan X... [1] m’a envoyé chez vous, pour vous aider à passer la frontière.

Il avait un ami au village de « Kaminka, » situé à la frontière même, sur les bords de la rivière Vilia, dont la rive opposée se trouvait en Pologne. Cet ami avait déjà fait passer la frontière à plus d’un fugitif.

— L’essentiel est de ne pas avoir peur, dit-il avec un sourire si engageant que je me sentis pleine de confiance.

— La frontière est-elle bien gardée ? lui demanda Vladimir Ivanovitch.

— Oh ! répondit-il, quant à cela, elle est mieux gardée qu’elle ne l’était du temps du Tsar.

A cinq heures de l’après-midi, ce même jour, notre nouvel ami vint nous chercher avec sa charrette, et nous nous mîmes en route. J’étais résolue, pourtant je sentais battre mon cœur ! Il faisait une chaleur tropicale, nous étions obligés de nous arrêter à tout moment, pour donner à boire à nos chevaux épuisés. Il était évident que notre paysan avait une grande expérience de son métier de contrebande humaine, car nous suivions tout le temps des routes forestières, ou des chemins de traverse abandonnés où l’on ne voyait pas une âme. Le soleil se couchait lorsque nous entrâmes dans une superbe forêt de vieux pins et de chênes ; notre charretier abandonna la route battue et s’enfonça dans la profondeur de la forêt, en nous disant de son air mystérieux :

— Cette forêt est située à la frontière même, et les agents des « Tchrézvytchaïkys » sont partout aux aguets ; il nous faut avancer très lentement.

Ce n’était pas très rassurant. Et il me parut que mon époux regardait autour de lui, non sans inquiétude. Nous cheminâmes ainsi pendant quelque temps, et atteignîmes bientôt la lisière de la forêt, d’où l’on pouvait apercevoir le village de Kaminka au delà des potagers et jardins fruitiers qui l’entouraient. Notre paysan descendit de la charrette et nous dit de l’attendre. Il revînt bientôt, avec son ami, qui nous mena à travers les jardins potagers, jusqu’à sa « hata. » Là, nous nous mîmes immédiatement à délibérer sur le meilleur moyen de me faire passer la frontière. Et voici celui auquel nous songeâmes tout d’abord.

  1. « Monsieur » en polonais. Formule usitée aussi dans certaines parties de la Petite-Russie.