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voyager par chemin de fer ; car la « Tchrézvytchaïka » suivait, exerçait dans cette région un contrôle vigilant : les papiers étaient vérifiés à chaque station, les bagages fouillés ; or, j’avais sur moi mes perles, que Vladimir Ivanovitch m’avait apportées de Kiev, et une somme assez considérable d’argent polonais. En attendant de trouver un moyen quelconque de traverser la frontière, il fallait jouer le rôle d’époux passant leur lune de miel à Jitomir. Quelle lune de miel, hélas ! Sur ces entrefaites, Vladimir Ivanovitch fut chargé d’inspecter les plantations de betteraves au Klembovsky Sakharuy Zavod [1] : c’était 250 verstes à faire en « téléga. »

Nous quittâmes Jitomir dans la soirée, et atteignîmes la fabrique après un voyage de trois jours. J’ai gardé le meilleur souvenir de ce voyage. Ceux qui aiment la nature, celle de l’Ukraine surtout, me comprendront aisément. Et puis, c’était la dernière fois que je la contemplais ! Nous étions en plein été : j’aimais ce ciel bleu et sans nuages, l’ardeur brûlante du soleil ; j’aspirais avec délice le parfum de la terre féconde, du blé mûrissant, de l’absinthe qui croissait au bord de la grande route. La moisson avait commencé, et on voyait çà et là des gerbes dorées de seigle et de froment ; une paix parfaite régnait tout autour, et l’ombre et la fraîcheur de la forêt que nous longions semblaient nous inviter à faire halte pour nous reposer sous le vert feuillage de ses arbres.

Comme tout cela était cher et familier à mon cœur ! Car j’étais si attachée au sol, je l’aimais tant !

Nous traversâmes tout le Gouvernement de Volhynie, passant par douze ou quinze propriétés sur la route. Une seule d’entre elles, — « Novo-Tchartoria, » — était restée intacte : la maison n’avait été ni brûlée ni détruite. Toutes les autres avaient été pillées, saccagées et incendiées.

Tout d’ailleurs se passa bien : à peine si l’on nous arrêta deux fois en route pour vérifier nos papiers ; Vladimir Ivanovitch était envoyé pour inspecter le « Klembovsky Zavod ; » sa femme l’accompagnait ; nos papiers étaient en règle : on nous laissa passer. Nous faisions halte à la nuit tombante. Nous soupions et nous prenions notre thé au grand air. Les nuits étaient divines. Je m’étendais sous le ciel étoilé. Je tombais de sommeil

  1. Klembovsky Sakharuy Zavod : usine de sucre « Klembovsky. »