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Je ne pouvais même imaginer ce que serait cette bonne nouvelle, persuadée que rien de bon ne pouvait m’arriver...

Mme S... m’embrassa et me dit :

— Vous êtes libre.

Cela était tellement inattendu que je pouvais à peine croire à mon bonheur. Ce que j’éprouvais est inexprimable ! Après avoir été privée de ma liberté, sans raison aucune, par une poignée de drôles qui m’avaient torturée physiquement et moralement ; après avoir été, pour ainsi dire, « enterrée vive » pendant une année et demie, le désir de vivre était si fort en moi, qu’il avait pris possession de tout mon être. Ma seule idée, mon seul désir en apprenant que j’étais libre, était de fuir loin de la prison, loin de Moscou, de la Russie, de cet enfer sur terre.

Rapidement, la nouvelle de ma libération avait fait le tour de la prison, et toutes ses habitantes accouraient me féliciter... Je n’aurais jamais cru possible d’avoir tant d’amies parmi les filles et les voleuses ! Elles avaient l’air sincèrement heureuses, criaient, gesticulaient ; finalement, Fénia Goldina déclara :

— Portons notre princesse en triomphe !

Je fus soulevée de terre avec des hourras et des exclamations joyeuses. Lorsque ces ovations bruyantes eurent pris fin, je priai Mme S... d’informer ma bonne de ma mise en liberté, afin qu’elle pût m’aider à porter mon modeste bagage. Elle arriva radieuse ; nous emballâmes à la hâte mes effets et j’allai prendre congé du personnel de la prison. La lourde porte de la Novinskaïa Tiurma tourna sur ses gonds, me laissant passer, et se referma... J’étais libre !

Nous nous rendîmes tout droit à la chapelle de la « Ivershaïa Bojia Mater, » où je chantai un Te Deum en signe de reconnaissance pour ma libération. J’avais hâte de partir. Force nous fut cependant de passer encore deux semaines à Moscou, car tout déplacement est accompagné d’innombrables formalités en Russie soviétique : on ne peut faire un pas sans la permission et la sanction de ceux qui tiennent entre leurs mains les destinées du « libre Etat socialiste. » Il me fallut courir d’un bureau à l’autre pour mettre mes papiers en règle. Tout ceci à pied bien entendu, vu qu’un fiacre ne coûtait pas moins de 10 000 roubles pour le moindre parcours. Le froid était intense, et je n’avais qu’un manteau d’été pour me couvrir. J’étais obligée de rester des heures à faire la queue. Les distances sont