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Je profitais de ce que j’avais tous ces types variés sous les yeux, pour prendre, à part moi, des notes. Je dois à la vérité de dire que je cherchai vainement parmi mes compagnes le type de « femme perdue » qui abonde dans notre littérature russe, et qui, est si poétiquement dépeint non seulement par Gorki, Kouprine et Andréeff, mais aussi par notre grand Dostoïevsky lui-même. Il est généralement admis que la première chute d’une femme est due aux circonstances, à la tentation, à un entrainement irréfléchi, suivis de remords et de larmes ; après quoi, ayant perdu tout espoir de relèvement, elle glisse sur la pente du péché jusqu’à l’abime. Tout cela est fort touchant, mais les observations que j’ai pu faire, en écoutant parler ces filles, m’ont amenée à des conclusions entièrement différentes. Elles n’invoquaient aucune erreur de jeunesse, et n’avaient aucunement conscience de mener une vie de péché. Remords ou regrets leur étaient totalement inconnus : elles étaient, pour ainsi dire, des prostituées par instinct naturel, elles l’avaient toujours été ; elles étaient parfaitement inconscientes et n’aspiraient certes pas à une existence plus décente. Il fallait les entendre se moquer des philanthropes charitables qui s’efforçaient de les « sauver, » qui leur faisaient la morale, tachant de leur prouver qu’il valait mieux gagner son pain par le travail qu’en se vendant, et ouvraient des asiles pour le rachat des « femmes perdues ! » Elles m’avouaient avec ingénuité qu’elles entraient dans ces refuges quand elles étaient poussées par la faim ; elles se faisaient alors passer pour des Madeleines repentantes..., et quittaient le refuge à la première occasion pour retournera leur vie d’autrefois. Les bolchévistes, gens vertueux, ont fermé les maisons de tolérance. Hélas ! la prostitution, avec sa compagne inséparable, l’avarie, est sortie dans la rue, se répandant dans tous les coins de la Russie, et a pris des proportions effrayantes. D’après les dernières données statistiques de 1920, les cas d’avarie ont augmenté de 30 p. 100 dans la Russie des Soviets.

Toutes ces « créatures perdues » s’étaient prises d’affection pour moi, sans doute parce que j’avais compris, dès l’abord, la vanité de tout effort pour les convertir. Quant aux voleuses, je leur disais ouvertement que leur profession est dégoûtante et inexcusable ; mais l’habitude de voler était invétérée chez elles, et elles n’étaient même pas en état de comprendre qu’elles agissaient