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aujourd’hui l’extérieur et le paraître, même le plus brillant, mais non pas le fond et l’être véritable.

Au Conservatoire encore nous avons ouï le pianiste illustre, l’étonnant virtuose, le mécanicien prodigieux qu’est M. Ferruccio Busoni. Mais un grand artiste ne jouerait pas un concerto de Mozart de cette manière inconvenante ; littéralement : « qui ne convient pas. » Il n’est pas convenable de rien ajouter au texte d’un Mozart. Et le « rien » de M. Busoni consiste en mille ornements, « agréments » et fioritures de sa façon, sans parler du flottement rythmique et du rubato perpétuel dont l’andante en particulier a souffert.


……….
Mais Mozart, c’est de la musique :
Charmant objet, n’y touchez pas.


Ainsi Veuillot, à la fin d’un sonnet, réprimandait jadis une interprète peu respectueuse de Mozart. Les deux premiers mots du dernier vers exceptés, on pourrait donner le même conseil à M. Busoni. A peine a-t-il mérité son pardon par une splendide exécution du cinquième et dernier concerto, l’égyptien, de Camille Saint-Saëns. Cela aussi pourtant, c’est de la musique, mais tout autre que celle de Mozart. Musique étrangère, exotique, d’un exotisme que le grand musicien a soumis, sans l’y sacrifier, aux grandes lois, à la souveraine raison de l’esprit ou du génie classique. A cet égard, la seconde partie de l’ouvrage nous en a toujours paru la plus remarquable. Une mélopée d’Orient avec un accompagnement de cordes, au rythme inégal, aux âpres sonorités ; puis une mélodie aussi douce que l’autre était rude, un chant de bateliers du Nil, voilà pour l’élément indigène et populaire. Mais bientôt, — on pourrait marquer exactement à quelle mesure, — l’artiste supérieur intervient. Il ouvre au thème une voie nouvelle, un plus large horizon. Il l’élève et l’élargit, il l’épanouit en musique pure, et l’humble cantilène d’Egypte entre dans l’ordre et comme dans le cercle divin de l’universelle beauté. La fin du morceau n’est pas moins remarquable : pleine de trouble et d’angoisse, non plus paysage, mais état d’âme, d’une âme douloureuse et tragique, proche de celle de Beethoven lui-même en de certains moments tels que l’adagio du trio en . « Beethoven et la rue du Caire panachés, » a-t-on dit .jadis en riant. Soit, mais sans rire. Un chant de bateliers rapporté d’Egypte, cela peut être de la musique pittoresque ; mais il n’y a qu’un grand musicien pour faire presque du Beethoven avec un chant de bateliers.