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écrivant dans la nuit, à la lueur d’une lampe, l’histoire du crime ignoré de Boris. Il écrit, il la médite comme un témoin, comme un juge, sans que tremble ni sa main ni sa voix. Et de quoi cet admirable clair-obscur musical est-il fait ? Est-ce là du récitatif ou de la déclamation ? Oui. C’est du chant et de la mélodie. Et c’est aussi de l’orchestre : un courant égal et lent qui suit le courant de la plume elle-même. C’est moins encore : une intonation, une inflexion de la voix, un accord, une note qui se penche ou se pose sur une autre ; peu, très peu de matière sonore, mais dont chaque élément est le signe d’un esprit, d’une spiritualité profonde.

A la fin du drame, la longue narration de Pimène est du même style, mais d’une beauté supérieure encore. La douceur même et presque l’impassibilité du témoignage en fait le coup terrible et suprême dont le coupable est abattu. Les boyards assemblés ont décrété la déchéance de Boris et sa mort. Il entre à l’improviste, égaré, chancelant ; mais, bien qu’il tremble lui-même, il les fait encore trembler. Un saint vieillard se présente à la porte et demande audience. Espérant de lui peut-être des paroles de paix, le misérable ordonne qu’on l’introduise. Pimène paraît et, d’une voix lente, grave, où l’émotion partout présente ne se trahit nulle part, il raconte au tzar assassin comment un jeune berger aveugle a recouvré la vue sur la tombe et par la miraculeuse intercession du tzarevitch assassiné. Tout ce qui suit, la scène de l’agonie et de la mort, est admirable. Tragique est l’effet de ce récit ; mais « la cause, la cause » — j’entends le récit même — nous frappe et nous étonne peut-être davantage. Uniforme, monotone à dessein, il n’y a, dans tout le discours de Pimène, que le ton qui ne change pas. Mais que de sentiments s’y rencontrent et s’y concilient ! Sous cette voix blanche en quelque sorte, que de couleurs, que de nuances se fondent ! et pour former quelle harmonie ! C’est à la fois la rigueur sans colère et la mansuétude sans faiblesse, avec on ne sait quoi de surnaturel, de religieux, de divin. Esthétiques, morales, toutes les convenances sont respectées et l’on assiste ici à l’une de ces rencontres où, dans l’ordre supérieur, idéal, et suivant la formule des Saints Livres, « la paix et la justice se sont embrassées. »

Voilà bien des raisons, hautes et profondes, d’admirer l’œuvre de Moussorgsky. On en trouverait encore d’autres. Par son originalité, sa hardiesse, Boris dérange et bouscule un certain nombre de préjugés qu’on nous donne depuis trop longtemps comme les commandements de la nouvelle loi. « Plus d’ensembles, de chœurs. »