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chante et qui pleure. Des moines maintenant. Ils chantent également : un chant sur Boris et ses crimes, sur la misère du peuple, sur le triomphe et la gloire du sauveur Dimitri. De nouvelles psalmodies approchent : « Domine, salvum fac regem nostrum Demetrium ! » Ce sont d’autres religieux, des jésuites, et le peuple, excité contre eux par les moines russes, se jette sur cette nouvelle proie. Alors des fanfares éclatent. À cheval, suivi de son cortège, paraît l’aventurier, le faux Dimitri. Il parle, on l’acclame, il sort, et tandis que derrière lui tout un peuple se rue à la servitude, l’idiot, resté seul, continue de chanter : « Larmes, coulez, larmes amères ! Pleure, pleure, mon âme endolorie ! L’ennemi viendra et partout le sang coulera, partout le feu régnera. Oh ! Malheur, malheur ! Laisse couler tes pleurs, peuple affamé ! » Tableau colossal, vision d’histoire peut-être sans pareille sur la scène lyrique. La musique y porte d’abord au paroxysme la sensation du nombre, ou plutôt de l’innombrable. Auprès de cette foule, de cette cohue, la conjuration du Rütli, la Bénédiction des poignards, la bagarre des Maîtres chanteurs, ont l’air, le pauvre air, de réunions restreintes, j’allais dire intimes et médiocrement animées. Et puis, lorsque le poids qui nous étouffait ne pèse plus sur nous, quel vide succède à cette plénitude ! À cette surabondance quelle pauvreté ! Sans règle, sans but, la chétive et solitaire complainte de l’ « innocent » vague et divague. Assis au bord de la route boueuse, cet insensé, — mais ce prophète aussi, n’est-ce pas ? — chante le néant des empires, l’éternelle illusion et l’universelle vanité. Lors de notre première rencontre avec Boris, il y a quelque vingt ans, nous le disions et l’on nous excusera peut-être de le redire : Quelle moralité ! Quelle leçon ! La légende ou le symbole wagnérien n’en donna jamais de plus grande et de plus terrible, que ne font ici l’histoire et la réalité. Le musicien d’une telle scène a été l’un des maîtres de la multitude. Il a mérité qu’on le comptât parmi ces ouvriers dont parle l’Écriture, « qui travaillent sur les nations. »

Je ne sais quelle rudesse, quelle verve brutale se mêle aux rares, très rares éclairs de gaité qui traversent le drame sombre (témoin les couplets bachiques de Varlaam, le moine errant et buveur attablé dans l’auberge). Mais en de nombreux épisodes, à des transports de fureur, presque de folie, un calme étrange succède. L’âme de Boris est le théâtre de renversements prodigieux. Tantôt la colère, ou le remords, l’halluciné et l’égaré (voir la scène avec ce vieux renard de prince Chouisky son complice, ou la scène du carillon et de l’hallucination, plus tragique encore) ; tantôt son cœur orageux s’apaise et