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en dialogue et sans chœurs, le peuple, la foule, est au théâtre un élément, un personnage, qu’il ne faut pas dédaigner. Les Anciens étaient de cet avis. Or ce personnage ne peut vivre réellement et tout entier qu’en musique, par la musique. La pensée, la passion collective, pour nous devenir pleinement sensible, a besoin non seulement des paroles, mais des sons. Quand plusieurs personnes ont à dire ensemble soit la même chose, soit des choses diverses, ou contraires, il ne suffit pas qu’elles parlent, il faut qu’elles chantent. La musique est le signe indispensable, unique, de leur unanimité ou de leur division. Et quel signe éclatant n’en est-elle pas ici ! Les mots, encore une fois, ceux du livret, imité de Pouchkine, ou ceux de Pouchkine lui-même, ne donnent que l’impression de choses imaginaires. Dans les notes seulement gronde et bouillonne la vie. Jamais tableau populaire, évocation de la multitude, n’avait eu tant d’ampleur et de force. Plutôt que de créer avec les éléments d’usage : fugue, contrepoint, symphonie, un ordre plus ou moins classique, le musicien, brisant avec toute discipline, recourt aux effets isolés et sans suite, aux brusques et terribles saillies, à la pesée, à la poussée furieuse des masses sonores, orchestre et voix. Tout en demeurant musicaux, mélodiques même, les chants qu’il inspire, qu’il arrache à la foule, égalent en naturel, en horreur parfois, de véritables cris, sanglots et hurlements.

Le tableau qui suit (le couronnement) ne dégénère en rien du premier. L’extraordinaire symphonie de l’orchestre et des cloches, les cantiques, les prières, les acclamations et proclamations portent au comble ici le tumulte et le grouillement sonore. On eut raison naguère de jeter sur la scène du Théâtre Marie, quand Boris enfin y triompha, une couronne avec cette inscription : « La force s’est révélée. » A tout le moins elle venait, — et dans quelle mesure ! — de s’accroître. Elle se déchaîne dans l’avant-dernière scène, — qui devrait être la dernière, — plus populaire encore que les deux autres, ou populaire avec plus de violence et de fureur. Victime de ses remords, Boris, l’usurpateur, n’est plus. Un autre usurpateur, le faux Dimitri, monte sur le trône à sa place. Au bord de la route où il va passer, la foule, encore, toujours la foule l’attend. Elle a fait prisonnier un boyar, un compagnon, peut-être un complice du feu tzar. On l’attache au pied d’un arbre. Les danses et les chants forment autour de lui un cercle de haine et de menaces. Survient une horde nouvelle : des gamins, traînant aussi leur victime, un « innocent, » un idiot, qu’ils ont battu, dépouillé, et qui