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« Dans l’Arménie du Nord, ou, si vous voulez, dans les vilayets orientaux, le principal souci de l’Angleterre a toujours été d’arrêter les progrès de la Russie. La possession du plateau arménien, c’est la porte grande ouverte, d’un côté sur la Mésopotamie et l’Anatolie, de l’autre sur le Caucase et la Perse. Il était donc inévitable qu’entre Russes et Anglais la lutte s’engageât autour de cette région.

« A Londres, on pouvait distinguer à ce sujet deux courants d’opinion. Les anciens fonctionnaires des Indes et de l’Orient, les hommes de l’India Office, recommandaient la bonne entente avec les Turcs, soit afin de maintenir plus aisément dans l’obéissance, grâce à l’appui du sultan-calife, les populations musulmanes de l’Empire britannique, soit pour pouvoir, le cas échéant, opposer les armées turques à quelque entreprise des Russes en Asie. Au contraire, Gladstone et les libéraux exigeaient qu’on affranchît les chrétiens d’Orient de la servitude que faisaient peser sur eux les musulmans.

« La première tendance fut longtemps la plus forte. C’est pourquoi, au congrès de 1878, l’Angleterre, docilement suivie par la France, fit remplacer l’article 16 du Traité de San-Stefano par l’article 61 du Traité de Berlin. Aux réformes obligatoires, exigées pour les huit vilayets orientaux, on substituait ainsi des réformes facultatives, que l’Empire ottoman réaliserait selon ses possibilités, ou selon son bon plaisir. L’Angleterre avait craint que la Russie, en se chargeant d’exécuter elle-même les réformes en Arménie, ou d’en surveiller l’application, ne finit par rester maîtresse du pays. Elle préféra confier cette mission aux Turcs, quitte à prendre en gage l’île de Chypre et à la conserver jusqu’à ce que les réformes fussent accomplies. L’intérêt de l’Angleterre était donc qu’elles ne le fussent jamais.

« Cependant le Gouvernement britannique envoya en Arménie des Consuls militaires, dont les rapports dénonçaient régulièrement le retard apporté à l’exécution des réformes et les excès commis par les Turcs. On ne voulut point entendre ces consuls, et on finit par les rappeler. Mais, entre temps, le courant libéral faisait du chemin en Angleterre ; les efforts de la Russie pour pénétrer plus profondément en Asie échouaient l’un après l’autre. L’Angleterre cessa de s’appuyer sur les Turcs et, d’accord avec les Etats-Unis, prit en main la cause des