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des Arméniens par les Kurdes. Le Gouvernement allemand appuyait de toute sa force la cruelle politique du Sultan, si même il n’en fut pas l’instigateur. Faut-il rappeler l’horreur des massacres exécutés en 1894 à Sassoun, en 1895-96 à Van, à Erzeroum, à Kharpout et à Diarbékir ? L’Europe et l’Amérique en frémirent d’indignation. Le livre bleu anglais de 1896 et le livre jaune français de la même année ont porté à la connaissance du monde civilisé le bilan officiel de ces opérations abominables. Il resterait à montrer quelle part de responsabilité indirecte, mais réelle, eurent dans ces massacres et dans ceux qui suivirent quelques grandes Puissances européennes, et comment leurs rivalités et leurs intrigues ont seules rendu possibles la conception et l’application prolongée d’un système que l’Europe unanime pouvait condamner et abolir en trois jours. Mais l’Angleterre voulait faire échec à la Russie, et la Russie à l’Angleterre ; puis l’Allemagne entra dans le jeu et, au moment où le sang chrétien coulait à flots en Asie-Mineure, on entendit un prince chrétien, l’Empereur allemand, assurer publiquement de son amitié le Sultan rouge, ordonnateur des massacres. Le peuple arménien était systématiquement décimé et son mouvement national prenait, par la force des choses, une nouvelle forme : celle des comités et des complots révolutionnaires, dont il n’est pas encore sorti.

Les deux patriarcats arméniens de Constantinople ont bien voulu mettre à ma disposition des documents et des statistiques d’où il ressort qu’une nation chrétienne qui comptait en 1914 plus de deux millions d’individus n’en compte plus aujourd’hui que 592 000 : tout le reste a été détruit, ou déporté, ou contraint à s’expatrier. J’ai demandé à Mgr Nazlian, vicaire général et gérant du patriarcat arménien catholique, comment il envisageait l’avenir de son peuple. A ce moment, la Cilicie n’avait pas encore été évacuée par les troupes françaises, et Mgr Nazlian se flattait de l’espoir qu’un home arménien pourrait être constitué dans cette région, sous la protection de la France. Il ne doutait point que les Arméniens de l’Est ne vinssent rejoindre en masse leurs frères de Cilicie : ainsi la population se fût trouvée assez nombreuse pour assurer la mise en valeur d’un pays exceptionnellement fertile. Le territoires de la Mésopotamie septentrionale, que nous n’avions pas encore cédés aux Turcs, semblaient devoir se prêter à cette migration, puisque, par Diarbékir, Orfa et Marache,