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joie en entendant le Roi lui dire : — « Je suis bien aise de vous voir... » Mots auxquels Fauche prêtait une portée considérable. Il se mit aussitôt à guetter Mme la duchesse d’Angoulême afin de lui offrir sans larder ses hommages : il la rejoignit au moment où, suivie d’un grand cortège de dames, la fille de Louis XVI entrait dans ses appartements : il se précipita vers elle, se figura qu’elle l’apercevait et le reconnaissait : — « Je suis bien aise de vous voir, » fit-elle. Le duc d’Havré, qui se trouvait là, complimenta chaudement le libraire « de l’attention bienveillante dont il venait d’être l’objet de la part de Son Altesse Royale. » Si Fauche avait été doué d’autant de pénétration qu’il se figurait en posséder, ces deux incidents l’eussent éclairé sur la fragilité de la gratitude des princes : malheureux, ceux-ci ménagent les rares courtisans de leur isolement ; vienne un retour de fortune, ils repoussent le furieux assaut des solliciteurs par l’oubli, les phrases banales et l’indifférence.

Mais ces navrantes prévisions n’effleuraient même pas l’esprit de Fauche : tandis qu’il voguait, au bruit des salves, vers la terre de France, il vivait « le plus beau jour de son existence, » éprouvant « une jouissance qui enivrait son cœur ; » il se croyait au bout de ses peines dont bientôt il toucherait le prix. La direction de l’Imprimerie Royale lui était, en quelque sorte, depuis longtemps promise et assurée ; mais Louis XVIII ne bornerait pas à ce dédommagement sa munificence ; quelle récompense y voudrait-il ajouter ? Un grand cordon, cela va sans dire ; un titre ? une ambassade ? Et, à cette même heure, dans la France entière, par centaines de milliers, de bonnes gens supputaient ce qu’ils avaient souffert de la Révolution et s’ingéniaient à chercher de quelle opulente compensation ils se contenteraient : tous les rentiers atteints naguère par la débâcle des assignats, tous les vieux serviteurs de l’ancienne Cour privés de leur emploi, tous les chouans, tous les soldats de Charette, de La Rochejaquelein ou de Cadoudal, tous ceux aussi que la police de Fouché et de Rovigo avait tracassés, ceux encore qui s’étaient compromis en s’employant à la correspondance secrète des princes ou au fonctionnement des agences royales, tous les émigrés, tous ceux qui avait perdu un parent sur l’échafaud de la Terreur, dans les proscriptions du Directoire ou par les fusillades de l’Empire, ceux dont vingt années de troubles et de guerre avaient bouleversé