Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 8.djvu/848

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre moi s’écrier : Ma Doué ! Ma Doué ! Je la regardais en riant pour la réconforter, mais le jeune prêtre secoua la tête.

— C’est pas qu’elle a peur, me cria-t-il dans l’oreille. Elle prie pour un fils resté dans le Raz, l’an dernier. C’est comme ça pour toutes les femmes de l’Ile...

Je vis alors qu’elle tenait toujours son chapelet. Elle avait prié dès le départ, songeant qu’elle allait passer peut-être sur les ossements de ce fils.

Alors le sens de ce paysage m’apparut, de façon bien plus immédiate et tout humaine. Je songeais à ce qu’il dit à une vieille femme de Sein, à ce qui s’y peut mêler, pour elle, de souvenirs et de deuils, à tous les matins et soirs de mauvais temps vécus dans l’attente d’un fils ou d’un mari, au milieu du cercle d’épouvante, quand la tempête lance les galets, avec les jaunes flocons d’écume battue, par-dessus le radeau demi-noyé de l’Ile. « Le cimetière des hommes, » c’est le nom qu’elles donnent au Raz, les Iliennes.

Vers deux heures, on n’avait plus l’air d’avancer. Chaque bord nous ramenait la Vieille à peu près sous le même angle. Le bateau piquait au bout de chaque descente, et quand il se relevait, l’avant coiffé d’un paquet glauque, ce n’était plus d’un bond. Il y eut un grand coup profond dont il trembla tout entier. On eût dit qu’il culait, et il tarda à remonter. La masse d’eau balaya le pont de l’avant à l’arrière...

Alors le père Salaün lança de nouveau son : Vira ! qu’on avait entendu si souvent depuis le départ. Mais cette fois, après avoir remis du vent dans la toile, il filait toute son écoute et « arrivait » en grand sur l’autre bord. Il renonçait, — pour la seconde fois depuis trente-cinq ans, me dit-il, deux heures plus tard, sur le quai d’Audierne.


ANDRE CHEVRILLON.