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pour se tailler un morceau de pain. Il vaut mieux ne pas l’interroger, mais le séminariste m’a confié : « Faudrait pas manquer l’étale. Le jusant établi, avec ce vent-là, la porte serait fermée. »

Fuligineuse obscurité dans le Nord-Ouest ; le ciel semble baisser, s’enténébrer davantage. Les houles s’enflent, recourbées par en haut, chaque tète échevelée suspendue sur du noir, de plus en plus tremblante, instable, translucide à mesure qu’elle monte, et puis commençant à glisser au flanc sombre qui approche et va nous prendre, croulant enfin en masses d’écume glauque, avec un grondement que l’on entend s’élargir dans l’universelle clameur. Le sloop s’enlève, et plan par plan, très vite, parmi les embruns qui volent, l’espace et les images de désolation reparaissent. D’abord, en haut d’une grande levée, un bateau prochain qui vient du Nord, sa misaine grande ouverte et secouée, puis des rangs de vagues moutonnantes, puis Tévenec, sur un luisant pâle. Alors, par traînées, le bouillonnement plâtreux des lointains, et aussitôt, sur le plomb de l’horizon, le trait d’estompé de l’Ile. Un instant, le cercle de l’étendue se découvre et reste là. On dirait qu’il oscille... Mouvement aveugle, blafarde, stupide furie partout déployée, et qui semble ne plus devoir jamais finir...

Mais déjà les lointains se dérobent, Tévenec plonge, les crêtes prochaines remontent, du bateau voisin la misaine surgit seule, — on dirait une aile arrachée qui va partir au vent. La voici qui s’éclipse : il n’y a plus qu’un mur tremblant qui grandit, surplombe, et nous masque le jour.

Apre, étrange plaisir de s’enfoncer dans ces espaces où l’homme ne peut que passer, — de n’être plus que la chose des sauvages puissances !

Un peu de soleil a filtré. La mer un instant s’est éclairée d’une lueur d’ardoise. Ah ! le froid, funèbre reflet, montant, tournant avec les volutes et les grands dos !

Un moment, j’ai cru que l’Ilienne avait peur. Assise à côté de moi sur un coffre, un ciré sur les jambes, elle était restée là, accrochée d’un bras à un étai, la tête baissée dans sa cape de deuil, passive comme ces pauvres animaux d’étable qu’on a vus, corde au front, tanguer à l’avant ruisselant d’un bateau, à travers embruns et coups de mer. Nous arrivions au fond d’un creux plus vaste et noir que les autres, quand je l’entendis