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fuites de lignes et plans dénivelés, déferlantes vagues, levées plus haut que le bastingage, mais étrangement fixées aux mêmes places, comme courant avec nous, verticales explosions d’écume, retombant sur le pont d’un coup mat ; je n’avais jamais vu cela, et je regardais sans comprendre. Le vent arrivait droit de l’arrière, la grand’voile ouverte à toucher les haubans. Le cotre semblait galoper par bonds désordonnés sur les blancheurs, quand je crus voir la rouge tourelle, tout à l’heure alignée dans l’Est avec la Pointe, revenir insensiblement dans le Nord, — c’est-à-dire que nous « n’étalions » même pas le courant. Personne ne parlait. Je mis quelque temps à découvrir que si la balise, en effet, reculait par rapport à la terre, elle semblait s’éloigner dans l’Est, que peu à peu nous sortions latéralement des rapides. Le patron, prenant le jusant un peu de côté, l’épaulait.

— C’est un pas à passer, me dit-il, quand ce fut fini. Plus à l’Ouest, — où l’aspect de la mer était quelconque, — la marée détourne et retarde ; nous aurions perdu plus de quatre heures à faire cette route-là. Oh ! c’était pas grand’chose, aujourd’hui. Pour celui qui connaît... Des fois, vaut mieux attendre. J’ai un oncle qui s’est perdu là-dedans, l’automne dernier, — et un bateau tout neuf !... Peut-être bien qu’il avait bu un coup ! »

J’assemble ce que je me rappelle de ses réponses. Il disait peu de mots de suite. Un Breton de mine sensible et creuse, encore jeune, petit, plutôt pâle, si lent de geste et de regard, plus lent, à l’instant critique, mais en qui j’apercevais maintenant de la grandeur. Je le retrouvai le lendemain à la grand’messe, au milieu de tous les hommes de l’Ile, presque bourgeois, chantant l’office latin, comme le chante admirablement tout le peuple de Sein. Mais je le reverrai toujours tel qu’il m’apparut tandis qu’il « passait le pas ; » maître et responsable de sa manœuvre, ployé, la tête en avant, fixé par l’attention, sa main derrière lui sur la longue barre, jetant et tenant pendant vingt minutes son bateau dans cette émouvante « décharge du courant. »


Aujourd’hui, arriverons-nous à Sein ? Nous sommes en retard, et, passée la Pointe, le vent a fraîchi tout d’un coup et remonté encore : du vrai Noroit à présent. Le vieux Salaün n’a pas l’air content. « En v’là une journée de misère ! » grommèle-t-il, en reprenant la barre qu’il a passée encore une fois au kloarek