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monde, de cette terre de France où sont nos campagnes, nos cités, nos foules, nos agitations et nos rêves ?

Et soudain, à l’horizon de l’Ouest, derrière des pâleurs de brisants, je reconnais l’Ile — visible seulement parce que je la cherche. Là-bas sont les barrières d’écueils que l’on voit, de cette pauvre terre, à marée basse, se lever de partout en hérissement clair ou noir : toutes les maudites têtes, tous les « Chats » , tous les « Cornocs » , tous les cornus démons qui interdisent l’Ile à qui ne sait pas le secret des passes.

Tout cela entrevu par intermittences, du haut de chaque mouvante cime, dans la confusion blême de l’espace et de toutes choses...


Mais aujourd’hui, la mer ici n’est que grosse, comme partout par cette brise. Pour connaître l’espèce de mer qu’il peut faire dans le Raz, il faut approcher de la Pointe un jour de vives eaux, quand la marée court encore, et que le vent la contrarie. C’est là, des environs de la Vieille, jusqu’au pied de la grande terre, que vient torrentiellement tomber toute la « décharge du courant. » Torrents de la mer, animés de toutes ses puissances, entre les terribles couteaux des roches, par-dessus les barres de récifs dont on voit transparaître, à certaines heures, la brune pierre, polie par la vitesse des eaux.

Et c’est là, pourtant, dans cette violence du courant, que les petits voiliers d’Audierne viennent souvent passer. Il y faut le coup d’œil du « pratique, » l’homme du pays, qui est chez lui dans ces dangers, et sait exactement ce qui est « maniable. » J’ai vu, à l’heure poignante où le jour abandonne la mer, — et comme la solitude alors s’agrandit ! — un humble patron de l’Ile s’engager sur ces eaux vertigineuses.

C’était, à quatre heures de jusant, un vent du Sud irritant le courant. Depuis quelques minutes déjà, le bateau sentait l’approche des puissances démoniaques. Bousculé sur les nappes violentes et lisses des remous, perdant ses points d’appui, glissant de biais, comme en de soudains dérapages, il arrivait à la hauteur des chaudrons de sorcières, quand je vis l’homme se lever à demi, et, penché en avant comme pour mieux voir, exactement dans la posture d’un cavalier qui « met » son cheval à l’obstacle, l’y lancer d’un coup de barre. Avez-vous vu un morceau de bois happé par un grand sillage ? Tumulte de neige,